La mer

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VII. Les navires légendaires

Les navires surnaturels figurent dans les récits de bord de toutes les marines, mais les conteurs les font évoluer presque toujours loin de la terre, en plein Océan, où l'on ne voit que le ciel et l'eau.

Le Voltigeur hollandais, qui a des formes anciennes et présente une foule de particularités effrayantes ou bizarres, ne se montre qu'au large, et surtout sous les latitudes chaudes ou brumeuses,
et le Grand Chasse-Foudre, le Gargantua des vaisseaux, que plusieurs veillées ne suffisent pas à décrire, navigue ordinairement sur des mers lointaines et indéterminées.

Cependant les matelots du Var racontaient qu'un navire de cette espèce géante avait jadis fréquenté leurs côtes.
Il s'appelait la Patte-Luzerne, et il était tellement grand que, lorsqu'il partait de Toulon, son arrière débouchait à peine de la rade alors que son beaupré sortait du détroit de Gibraltar.
Les conteurs font maintenant sans grande conviction ces récits de gaillard d'avant, même s'il s'agit du vaisseau-fantôme, si redouté des marins d'autrefois.

Il y a quelques années, des pêcheurs du littoral de la Manche croyaient encore à l'apparition, à peu de distance de la côte, d'un bateau fantastique et funeste aux marins.
Certains disaient avoir aperçu, la nuit, le Navire errant, que l'on reconnaissait à ses feux, qui étaient rouges comme du sang et éclairaient à une grande distance;
mais il ne faisait que sortir de l'eau pour s'y réengloutir aussitôt.
Il a été cause de bien des malheurs, mais depuis qu'un prêtre l'a exorcisé, il ne peut nuire à personne et ne reparaît plus.
C'était autrefois un brick de deux cents tonneaux, armé en guerre, monté par des pirates, et commandé par le capitaine Noir, qui était, disait-on, un malouin.
Grâce à la protection du diable, il ne pouvait être détruit que par la pierre du malheur.
Or un jour qu'il se battait contre un navire de guerre français, un matelot, qui avait dans sa blague une pierre étrange ramassée sur les rochers, eut l'idée de la jeter à la mer, comme c'est l'usage quand un marin veut affirmer qu'il ne retournera pas de sitôt dans un endroit;
elle tomba sur le pont du navire forban, qui s'engloutit dans les flots;
il reparut quelques instants après et le capitaine, debout sur le pont, prit la parole pour dire qu'il venait de comparaître devant Dieu qui l'avait condamné à errer sur toutes les mers jusqu'au Jugement dernier, mais qu'il ferait aux marins tout le mal possible.

 

a - Les bateaux des morts

Des traditions, presque toutes recueillies en Bretagne, parlent de navires qui apparaissent dans le voisinage de nos côtes, et y jouent un rôle en rapport avec d'antiques croyances, beaucoup moins effacées qu'on ne serait porté à le penser.

La légende du bateau des morts est l'une des premières qui aient été constatées sur notre littoral :
elle existait sans doute bien avant la conquête romaine, et au VIe siècle Procope la rapportait en ces termes :
« Les pêcheurs et les autres habitants de la Gaule qui sont en face de l'île de Bretagne sont chargés d'y passer les âmes, et pour cela exempts de tributs.
Au milieu de la nuit, ils entendent frapper à leur porte;
ils se lèvent et trouvent sur le rivage des barques étrangères où ils ne voient personne, et qui pourtant semblent si chargées qu'elles paraissent sur le point de sombrer et s'élèvent d'un pouce à peine au-dessus des eaux;
une heure suffit pour ce trajet, quoique, avec leurs propres bateaux, ils puissent difficilement le faire dans l'espace d'une nuit. »
Ce navire des morts n'a pas disparu de la tradition contemporaine, et de 1830 à nos jours, on le voit figurer dans plusieurs récits, recueillis sur divers points de la Bretagne.

Souvestre (?) apporte quelques précisions :
« Près de Saint-Gildas, les pêcheurs de mauvaise vie, et qui se soucient peu du salut de leur âme, sont réveillés la nuit par trois coups que frappe à leur porte une main invisible.
Alors ils se lèvent, poussés par une force surnaturelle.
Ils se rendent au rivage, où ils trouvent de longs bateaux noirs qui semblent vides, et qui pourtant s'enfoncent dans la mer jusqu'au niveau de la vague.
Dès qu'ils sont entrés, une grande voile blanche se hisse seule au haut du mât et la barque quitte le port, comme emportée par un courant rapide.
On ajoute que ces bateaux chargés d'âmes maudites ne reparaissent plus au rivage, et que le pêcheur est condamné à errer avec elles à travers les océans jusqu'au Jugement. »

D'après C. d'Amazeuil, ce bateau doit, jusqu'à la fin des siècles, aller de plage en plage, d'île en île, à la recherche des corps des marins pour les ramener au hameau qui les a vu naître.

 

On croit dans le pays de Tréguier qu'il y a des barques qui portent les âmes des morts, et surtout celles des noyés, à des îles qu'on ne connaît pas, et que personne n'a jamais vues, mais qui n'en existent pas moins et qui se montreront à la fin du monde.
Les soirs d'été, quand le vent se tait et que la mer est calme, on entend gémir les rames et l'on voit des ombres blanches voltiger autour des bateaux noirs.
Si quelqu'un tente de suivre en mer les barques qui portent les âmes des morts, il est obligé de les accompagner jusqu'à la consommation des siècles.

 

La croyance au navire des morts se retrouve aussi, sous des formes variées, et pas toujours précises, dans plusieurs autres récits.

Les Bolbiguéandets du Morbihan, qui sont des espèces de lutins, forcent des voyageurs à entrer dans une barque noire, où se pressent des fantômes.
Quand elle est chargée, elle part avec la rapidité d'une flèche pour une île inconnue.
Les âmes s'envolent, la barque repart, le conducteur tombe dans un sommeil profond, et, le lendemain se retrouve endormi à terre.

 

Sur les côtes du Finistère, la Barque des Morts, Lestr an Anaon, vogue la nuit, chargée à couler bas, et ses passagers, à qui les hèle, ne répondent que par des amen.
On ne dit pas quelle est sa destination, ni par qui elle est conduite.

A Audierne, on est mieux renseigné, au moins quant au capitaine d'un bateau qui s'y montre de temps en temps;
il est rempli de lumières et l'on aperçoit personne à bord;
d'autres fois, on entend seulement des bruits d'aviron, des commandements d'étarquer les voiles, mais on ne voit rien.
C'est le Bag-Noz (bateau de nuit) qui fait, sur mer, l'office que le Carrik Ankou, le Chariot des morts, fait sur terre. (voir page astres-4 - la mort)
Il est commandé par le premier mort de l'année.

A l'île de Sein, l'homme de barre du Bag-Noz est le dernier noyé de l'année.

Une femme, dont le mari avait disparu en mer sans que son corps eût été retrouvé, l'aperçut qui tenait la barre, un jour que le Bag-Noz passait tout près d'une des pointes de l'île.

Ce bateau se montre quand quelque sinistre doit se produire aux environs;
il apparaît sous une forme assez indécise à la tombée de la nuit;
son équipage pousse des cris à fendre l'âme, mais sitôt que l'on veut s'en approcher, la vision disparaît.

Un marin parvint cependant à le serrer, une nuit, d'assez près pour voir qu'il n'y avait personne à bord, que l'homme de barre;
sitôt qu'il lui eut parlé, le bateau disparut.
Si le pilote avait dit :
« Requiescant in pace », il aurait sauvé toute la batelée de morts.
(A. Le Braz)

 

On raconte au port de la Claye que, jadis, on entendait un bruit de rames et de soupirs sur la rivière du Lay.
Une barque mystérieuse remontait jusqu'à Morteville, puis redescendait vers la mer avec la marée.

 

Les légendes bretonnes connaissent une sorte de navire-enfer, qui comme le Voltigeur hollandais, navigue sans repos et est monté par un équipage de damnés, composé de tous les « faillis » matelots, des coquins morts sous la garcette pour vol à bord, des lâches qui se sont cachés pendant les combats.

A l'île d'Arz, à l'île aux Moines, et dans quelques autres localités du Morbihan, il est assez souvent parlé de vaisseaux de haut-bord montés par des hommes et par des chiens de taille gigantesque.
Ces hommes sont, paraît-il, des réprouvés dont la vie a été souillée par des crimes;
les chiens sont des démons préposés à leur garde et qui leur font endurer mille tortures.

 

Sans cesse les vaisseaux maudits sillonnent les flots, passant d'une mer dans l'autre sans entrer dans aucun port, sans jeter l'ancre jamais, et il en sera ainsi jusqu'à la fin du monde.

Il ne faudrait pas qu'un navire se laissât aborder par eux :
l'équipage serait enlevé en un tour de main et disparaîtrait sans laisser de traces.

Les commandements à bord des vaisseaux maudits se font au moyen de conques marines dont le bruit strident s'entend à plusieurs milles de distance.
Il est donc facile de ne pas se laisser surprendre.
On n'a d'ailleurs rien à craindre si, à la première alerte, on se hâte d'entonner l'Ave maris stella et de se recommander aux saints du pays, principalement à sainte Anne d'Auray.

 

D'étranges bateaux accueillaient parfois à leur bord les vieux marins, qui ne semblaient pas du reste fâchés de s'y embarquer.
On disait autrefois sur la côte de Morlaix que les navires perdus s'en revenaient courir des bordées avec leurs équipages de trépassés.
Ces bateaux ont grandi, si bien qu'un petit caboteur est au bout de quelques années de la taille d'une goélette.

Un vieux marin racontait qu'il faisait partie de l'équipage d'un brick qui s'était défoncé sur la chaussée de Sein, et que seul il avait survécu, ayant été jeté, il ne savait trop comment, sur la grève.
Il disait que, depuis, il avait plusieurs fois rencontré son brick dans ses voyages lointains, mais qu'à chaque fois il l'avait trouvé plus grand.
Quand je le reverrai, ajoutait-il, ce sera un vaisseau à trois ponts, et au lieu de mourir dans mon lit, je naviguerai pendant l'éternité.
Le Grand Chasse-Foudre est parfois considéré comme une espèce de Paradis à l'usage des bons matelots qui y ont tout à souhait;
c'est la contrepartie du Voltigeur hollandais.

 

Suivant des croyances constatées dans un assez grand nombre de pays, les âmes, une fois séparées du corps, ne peuvent franchir un cours d'eau, sans l'aide d'une barque ou d'un pont;
c'est pour le salaire du batelier que même en France, à des époques récentes, on plaçait une pièce de monnaie dans la main du défunt.

 

Presque chaque année, le jour des Morts, on voit apparaître au bout de la jetée de Dieppe un des navires qui ont péri depuis un an;
on le reconnaît, ce sont ses voiles, ses cordages, sa mâture.
Le gardien du phare lui jette la drome, l'équipage la saisit et l'attache à l'avant-pont, suivant l'usage.
Alors le gardien de crier aux gens du port :
« Accourez ! veuves, voici vos maris;
orphelins, voici vos pères ! »
Et les femmes accourent, suivies de leurs enfants;
tous s'attellent à la drome et halent le bateau.
Bientôt dans le bassin, près du quai, chacun reconnaît ceux qui sont à bord :
« Bonjour, mon homme; bonjour, mon père; bonjour, Pierre, Nicolas, Grégoire ! »
L'équipage ne répond pas.
« Alors, amenez vos voiles ! » les voiles restent tendues.
« Venez donc, que nous vous embrassions. »
A ces mots on entend sonner la messe, et aussitôt les voiles, le bateau, l'équipage, tout disparaît;
les femmes et les enfants des naufragés s'en vont à l'église en pleurant.
« Payez vos dettes » murmure autour d'eux la foule des spectateurs.
(L. Vitet, Histoire de Dieppe, Paris 1844)

 

Une barque, montée aussi par des âmes en peine faute de prières, apparut à deux marins dont le bateau, surpris par la marée, s"était échoué dans la rivière de Quimper;
ils s'étaient roulés dans leur voile et allaient s'endormir en attendant le retour du reflux, quand ils furent hélés à plusieurs reprises par une voix forte qui leur demandait, en les appelant par leur nom, d'aller chercher des gens embarrassés.
A la fin, ils regardèrent dans la direction de la voix et virent que le fond de la baie venait de s'éclairer subitement d'une lumière qui semblait sortir des eaux;
dans cette lumière se profilait une barque où cinq hommes, pareillement vêtus de cirés blancs parsemés de larmes noires, se tenaient debout, les bras tendus.
L'un des marins, pensant que c'étaient des âmes en détresse, leur cria qu'ils étaient échoués, mais étaient prêts à faire ce qu'ils pourraient pour eux.
Alors les cinq fantômes s'assirent chacun à leur banc et se mirent à ramer, mais comme ils ramaient tous du même côté, le bateau, au lieu d'avancer, virait sur place;
Les deux marins, avec de l'eau à mi-jambe, se dirigèrent vers la barque blanche;
mais quand ils furent tout proches, elle sombra soudain et la lumière de la baie disparut;
A la place où étaient les quatre rameurs s'allumèrent quatre cierges, et le cinquième, celui qui tenait tout à l'heure le gouvernail, avait encore la tête et les épaules au-dessus de l'eau.
L'un des matelots lui ayant demandé s'il était de Dieu ou du diable, l'homme lui répondit :

« Nous sommes ici cinq âmes qui attendons le passage d'un homme de bonne volonté. »

Comme le marin lui répondait qu'ils étaient disposés à faire ce qui était nécessaire pour les délivrer, il ajouta que pour cela, il fallait faire dire cinq messes mortuaires pendant cinq jours, au maître-autel de Plomelin, auxquelles devaient assister trente-trois personnes.
Lorsqu'elles eurent été dites, les marins retournèrent à la baie;
la lumière se montra de nouveau au-dessus des flots, et les cinq fantômes apparurent dans la barque, encore vêtus de leurs cirés blancs, mais les larmes en avaient disparu, ils avaient l'air heureux et une musique délicieuse se fit entendre pendant qu'ils remerciaient par trois fois les marins.
A. Le Braz, La légende de la Mort - abrégé)

Voici en substance le résumé d'une légende similaire :
Un corsaire voit apparaître un brick, dont toutes les voiles sont gonflées par le vent, alors qu'il n'y a pas la moindre brise.
Ce navire a un pavillon noir, semé de larmes d'argent et franfreluché de têtes de mort, qui porte comme inscription :
« Libera nos. »
C'est aussi ce qu'on lit sur le chapeau en toile cirée des matelots-squelettes qui semblent faire le quart.
Le capitaine monte à bord, voit sur le pont un catafalque, dans l'entrepont des matelots-squelettes, et le capitaine, qui se nommait Requiem, était dans sa cabine, dans l'attitude d'un homme qui écrit.
Le corsaire lit par-dessus son épaule une lettre qui demande une messe et implore le repos en terre chrétienne.
A ce moment le vent fraîchit, et le capitaine se hâte de revenir à son bord.
A l'appel, il manquait un des hommes qui était monté sur le Libera nos.
Dix-huit mois après, ce matelot arriva à Concarneau avec un grand navire et recommanda 350 enterrements.
A. Balleydier

 

b - Les bateaux des esprits et des sorciers

Les navires qui figurent dans toutes ces légendes sont en relation avec la mort et le monde mystérieux des défunts.
D'autres, moins souvent il est vrai, qui sont conduits par des personnages de diverses natures, apparaissent aussi dans le voisinage de nos côtes.
Comme les vaisseaux de haut-bord montés par des chiens diaboliques, leur rencontre est presque toujours funeste aux bateaux des vivants.

A Audierne, au brun de nuit, lorsqu'un bateau se trouve vent debout, la terre masquée, souvent il aperçoit devant lui un autre bateau avec la même voilure, mais vent arrière;
vite il arrime ses voiles, fait cap dessus, mais tout à coup, le second bateau disparaît et le premier se trouve dans les brisants.
C'était le Bag-Noz, le bateau de nuit, qui mène toujours au danger.

 

Dans la baie d'Audierne et, surtout aux abords de l'île de Sein, on voit la nuit des bateaux montés par une seule femme.
Ce sont les Bagou sorseurez, les Bateaux des sorcières.
Ils sont conduits par certaines veuves de l'île qui ont le mauvais œil.
Malheur à qui aborde un Bag sorseurez !
La sorcière confie au patron un secret terrible. S'il le dévoile, lui et son équipage seront engloutis, la première fois qu'ils prendront la mer.
Si même l'un des hommes dit avoir rencontré le Bag-Noz, il périra dans la semaine.
Au commencement de 1890, un marin de l'île qui avait vu le bateau des sorcières eut l'imprudence d'en parler une fois arrivé à terre.
Le lendemain, en allant à Brest, il tomba par-dessus bord;
il fut repêché aussitôt, mais il était mort.

Souvent, le matin, on a vu Catouche, la plus redoutée de ces veuves, revenir de la chaussée, toute trempée, avec son panier à goémon vide.
Qu'avait-elle pu faire, la nuit dehors, sinon courir la mer ?
Elle change son panier en barque, son bâton à retenir le varech en mât, et son tablier en voile.

D'autres veuves de l'île de Sein, qui ont reçu en naissant le don de vouer, aurait une puissance encore plus redoutable.
Elles se rendent la nuit aux « sabbats de la mer » sur une embarcation de forme spéciale, qui n'est autre aussi que le panier à goémon;
elles s'y accroupissent sur leurs talons, et leur bâton à goémon leur sert d'aviron et de gouvernail.
Elles se chargent de vouer à la mort dans un certain délai l'ennemi qui leur a été désigné, à moins qu'il n'ait auparavant réparé le dommage qu'il a fait.
La vieille doit accomplir trois voyages, assister à trois sabbats, et remettre chaque fois au démon du vent et de la mer un objet ayant appartenu à l'homme qu'il s'agit de faire disparaître.

 

L'usage de briser les coques des œufs après les avoir mangés est très répandu en France, et plusieurs de ceux qui l'observent croient en agissant ainsi se préserver de la sorcellerie.
On y a plus rarement constaté la superstition, bien connue en Russie, en Hollande, en Angleterre, etc., d'après laquelle elles pourraient, si elles restaient intactes, servir de bateau à des êtres surnaturels ou méchants.

Elle était courante dans la marine française à la fin du 18e siècle :
des matelots d'un navire de guerre menacèrent d'un mauvais parti un cuisinier qui avait jeté des coques d'œufs par-dessus bord sans les casser.

Les sorciers et les sorcières peuvent, suivant la croyance de Guernesey, naviguer sur mer dans des coques d'œufs ou dans les omoplates des animaux;
c'est pour cela qu'on ne manque pas d'y percer un trou avant de les jeter.

On raconte qu'il y a bien longtemps un homme du voisinage de la baie de La Perelle, venu dès la pointe du jour, le lendemain d'une tempête, pour ramasser du varech, aperçut sous la lumière encore incertaine un grand navire qui s'approchait de la côte;
il le regarda avec attention, s'attendant à tout moment à le voir se briser sur un des rochers de ces parages dangereux.
A son grand étonnement, le navire en approchant du rivage diminuait rapidement de volume.
A la fin, il aborda près de l'endroit où l'homme se trouvait, et alors il était réduit à la dimension de ces petits bateaux avec lesquels les enfants s'amusent sur les mares.
Un homme, de la taille d'un lutin, avait pris pied sur le rivage, et le paysan s'aperçut que le navire avait la forme d'une omoplate de mouton enveloppée dans une masse de varech roulé.

 

VIII. Observances et vestiges de culte

a - Pratiques en relation avec l'eau de mer

Les populations du littoral ont un profond respect pour l'eau de la mer et ils la considèrent comme supérieure, à tous points de vue, aux eaux douces.

Sur les bords de la Manche, on assure que tout ce qui en vient est propre.
Aussi il faut bien se garder de souiller ses eaux :
c'est un péché d'y faire, à moins d'y être absolument contraint, ses nécessités, et l'on dit aux environs de Tréguier, en attribuant à la mer une sorte de personnification animiste, qu'elle pourrait punir celui qui oserait la salir.

Sur cette côte, il est de coutume, lorsqu'on y puise de l'eau, de souffler dessus pour en éloigner toute impureté, et d'en faire couler quelques gouttes sur le sol, comme une espèce de libation.
Aujourd'hui encore à Penvenan, quand une femme a rempli un pot d'eau salée pour quelque usage domestique, elle doit, en sortant de la grève, en répandre un peu sur la terre.
Elle met ensuite dans le vase une poignée de goémon pour empêcher l'eau d'éclabousser et de s'en échapper.
Si, en route, elle vient à en gâter, si le pot se casse, c'est le présage d'un malheur prochain.

 

Lorsque les paysans des environs de Bécherel venus en pèlerinage à Sainte-Anne-du-Rocher, près de Dinan, avait cogné un clou au mur de la chapelle, ils se rendaient au bord de la Rance, où la marée remonte, et y faisait une sorte d'ablution.

 

Naguère, en Haute-Bretagne, lorsque la coque d'un bateau était terminée, on l'arrosait avec de l'eau de mer en récitant une formule traditionnelle qui n'avait rien de chrétien :
Bateau, n'aie pas peur de cette eau,
Plonge dedans comme un oiseau,
Et te relève aussitôt;
Mais crains et fuis les rochers,
Car si tu vas les trouver
Sois sûr d'être brisé.

 

Autrefois à Banyuls (Pyr.-O.), les hommes, surtout ceux d'un certain âge, se rendaient de grand matin au bord de la mer, le jour de la Saint-Jean, et après s'être plongés dans l'eau, ils se laissaient sécher par les rayons du soleil levant.

La coutume de se baigner à quelques époques déterminées n'a pris fin, dans le Roussillon, qu'après le milieu du 19e siècle;
en 1880, des gens se souvenaient encore d'avoir vu les hommes et les femmes retrousser leurs culottes ou leurs jupons, et se promener dans la mer le jour de la Saint-Jean.
Cet usage a existé aussi en Provence et dans l'Aude.
Sur le littoral du golfe de Gascogne, ces bains avaient lieu pendant la nuit qui la précède;
dans la partie basque, des gens venus de l'intérieur entraient dans la mer, hommes, femmes et enfants, en se tenant par la main;
sur la côte landaise, où l'usage est en voie de disparition, les habitants des campagnes se rendaient sur les dunes, entre minuit et le lever du soleil, pour y cueillir les immortelles dont elles sont couvertes, et qui placées au-dessus de la porte des maisons, en éloignent les maléfices;
mais avant de faire cette cueillette, ils se trempaient dans la mer.

Les animaux ont été baignés dans la mer sur plusieurs points du littoral méditerranéen :
aux Saintes-Maries-de-la-Mer, on y faisait entrer les chevaux le jour de la saint-Jean, pour qu'ils ne fussent pas atteints par la gale.

Nous savons par des passages d'Horace et de Martial que des gens échappés au naufrage suspendaient aux murailles du temple leurs vêtements imbibés d'eau de mer.

 

La coutume de bénir la mer à certaines époques de l'année s'est conservée sur plusieurs points de nos côtes.

La plus connue est celle du Coureau de Croix.
Entre cette île et le continent, les gens de l'île, clergé et bannière en tête, montent en bateau et rencontrent au milieu du coureau le clergé de Plœmeur :
les deux clergés se réunissent sur une seule barque, les croix processionnelles s'inclinent et s'embrassent, puis le recteur de Plœmeur lance l'eau bénite aux quatre points cardinaux.

A Etretat, la procession se rendait sur le rivage, le jour de l'Assomption, et l'officiant traçait le signe de la croix sur l'eau avec la croix d'argent de la paroisse.

A Boulogne, avant l'ouverture de la pêche, le curé vient jeter de l'eau bénite dans la rade, en étendant par trois fois la croix au-dessus des flots.

 

b - Observances en vue des côtes

Les marins, et surtout les pêcheurs, accomplissent aussi en vue des côtes certaines cérémonies par lesquelles ils pensent s'assurer la protection de divinités dont le sanctuaire s'élève sur le rivage.

Vers le milieu du 19e siècle, lors d'une fête de la Vierge, les bateaux pêcheurs de la côte de la Vierge, aux environs de Fécamp, quittaient le havre qui leur servait d'abri, au moment où le soleil était prêt à se noyer dans les flots, et ils glissaient au large jusqu'à l'endroit d'où ils pouvaient apercevoir la petite chapelle construite sur le mont qui domine la ville, puis après une courte prière, ils regagnaient le rivage, persuadés que la Vierge, en les bénissant, avait éloigné tout malheur de leurs bateaux.
Dans cet exemple, la statue était réputée voir, comme si elle eût été vivante, ceux qui s'adressaient à elle.

 

La pratique qui suit, relevée dans une des îles de l'archipel normand, est purement païenne.

A la pointe de Jerbourg, à Guernesey, les gens appellent Le Petit Bonhomme Andrelot, ou Anerio, un grand rocher en forme d'aiguille.
Il se nomme aussi Le Petit Bonhomme Andriou;
certains disent que, de loin, il ressemble à un moine.
Les pêcheurs et les pilotes qui fréquentent ces parages lui montrent leur respect en ôtant leur chapeau, et ils ont soin de faire observer cet usage aux étrangers qui sont à leur bord.
Autrefois, suivant une coutume assez répandue, avant d'appareiller, ils offraient un biscuit ou un verre de vin ou de cidre au « Bonhomme » et s'ils avaient quelque vêtement usé, ils le jetaient à la mer.

Les pêcheurs ont l'habitude de saluer d'autres rochers de la côte, sans qu'ils puissent en donner la raison.

 

Les promontoires, en raison des dangers auxquels sont exposés ceux qui les doublent, sont l'objet d'une sorte de culte que l'on constate dès l'Antiquité.

Dans la première moitié du 19e siècle, il était d'usage, lorsqu'on avait doublé Bréhat, de boire une goutte, qui était aussi, dit l'auteur, qui rapporte ce fait, une sorte de libation.

Mais le plus habituellement, on récitait des prières, d'une forme traditionnelle, et dont le caractère est nettement chrétien;
la plus connue est celle que l'on dit au passage du Raz :

Va Doué, va sicourit da dremen ar Raz :
Rac va lestr a zo bian ac ar mor a zo bras !
(Mon Dieu, secourez-moi au passage du Raz — car ma barque est petite et la mer grande.)

En vue du Décollé, près de Saint-Malo, les pêcheurs se signent et, après un Pater et un Ave, ils disent

Saint Lunaire,
Préservez-nous d'un naufrage en mer.

Les pêcheurs girondins, au moment de franchir le Bec d'Ambez, promettent à la Vierge, qui y a sa chapelle, de ne plus manger de viande le vendredi ni le samedi, mais on assure que lorsqu'ils l'ont passé, ils se hâtent de révoquer leur vœu.

 

Des espèces de baptême étaient imposés aux hommes et aux navires dans certaines circonstances, principalement lorsqu'on doublait des caps, que l'on passait d'une mer dans l'autre, ou qu'on franchissait des détroits réputés dangereux.

Le voyageur Jeannequin prétend que personne n'était exempté de l'usage, et il raconte que le roi Henri IV, passant de La Rochelle à Saint-Malo, et se trouvant en vue du Raz, vit pratiquer cette cérémonie à ses matelots.
Il demanda sur quel droit elle était fondée, et lorsqu'il eut appris qu'elle était si ancienne que l'on en connaissait pas l'origine, il ne fit pas difficulté de s'y soumettre.
Au milieu du 18e siècle, elle était encore observée au même endroit par les marins de toutes les nations.

 

c - Coutumes et croyances diverses

Aux Saintes-Marie-de-la-Mer, sur la côte de Provence, a lieu une cérémonie, qui est peut-être une survivance de l'antique lancement, au printemps, de la barque d'Isis.

Le 25 mai de chaque année, une foule considérable vient suivre la sortie de la barque, solennellement promenée le long de la plage sur les épaules des pèlerins.
Les Bohémiens, qui reconnaissent leur patronne dans Marie Salomé, y sont toujours nombreux;
parfois ils s'emparent de la nacelle, la lancent dans la mer, lui font faire une courte promenade et la remettent ensuite au clergé.

 

Un usage traditionnel, dont on ignore le but et l'origine, est pratiqué annuellement, et aussi un jour qui, tout en se rapportant à une date de fête chrétienne, correspond au printemps, dans une des plus petites îles de l'archipel anglo-normand.
Le vendredi Saint, les petits garçons de l'île de Serk ont coutume de lancer sur les mares au bord de la mer de petits bateaux préparés quelque temps à l'avance.

 

A Nice, lors de certaines réjouissances publiques, les pêcheurs traînent dans les rues une vieille barque appelée laüt, toute pavoisée et portée sur des roues;
pendant cette procession, le peuple poussent des cris d'allégresse et les femmes dansent des rondes.
Après bien des courses et des stations, la barque est brûlée au milieu d'une place.

A Collioure, on fait flamber sur le sable, le 16 août, un tonneau enduit de poix, en mémoire de saint Vincent, patron du port, brûlé vif sur un îlot à peu de distance du rivage.

 

Les feux de la Saint-Pierre sont toujours traditionnellement allumés sur le littoral picard, et les enfants vont quêter à domicile les vieux barils, les paillassons, les papiers, etc.

A Berck-sur-Mer, le feu de ce même jour est surmonté d'une perche au bout de laquelle on a attaché une manne de maquereaux au milieu d'un bouquet;
souvent le poisson est remplacé par un petit navire armé pour la pêche du hareng.
Le brasier doit s'allumer du premier coup, sinon ce serait un grand malheur pour Berck.

 

Un rite qui rappelle celui qui a été longtemps en usage, lors de la construction des édifices, s'accomplissait sur le littoral de la Manche avant l'époque où les Ponts-et-Chaussées ont été chargés du balisage des rochers;

quand on érigeait une balise, les vieux pêcheurs se tiraient un peu de sang et en arrosaient le trou où elle allait être plantée.
C'était une offrande au rocher et à la mer, afin que le signal ne fût pas renversé par les flots.

 

On a constaté, en un grand nombre de pays barbares, l'usage de sacrifier des victimes humaines à la mer ou aux dieux auxquels on attribuait du pouvoir sur elle, et il est attesté par plusieurs exemples rapportés par les écrivains sacrés ou classiques.

Il est vraisemblable qu'il a existé aussi sur nos côtes;
on a relevé dans le sud de la Bretagne des traditions d'offrandes aux divinités des eaux douces (voir monuments 3 - Les rites de constructions) qui présentent beaucoup d'analogies avec les légendes qui suivent, recueillies dans le Morbihan.

Le pays de Vannes et une partie de celui de Pontivy étaient destinés à disparaître sous les flots;
mais, grâce à des sacrifices qui se reproduisaient à des dates fixes, la mer ne sort pas de son lit.
Tout les sept ans, une dame inconnue, richement habillée, parcourt le pays, en quête d'une famille pauvre et nombreuse dont les père et mère consentiraient, moyennant une grosse somme d'argent, à lui vendre un de leurs enfants.
Lorsqu'elle est parvenue à s'en procurer un, elle l'enferme dans une barrique avec un pain de trois livres et une chandelle de deux sous allumée, puis cette barrique est livrée au gré des flots.
L'Océan s'empare de sa proie, l'esquif est balloté pendant sept ans, puis il reparaît;
si l'enfant n'a perdu encore que les deux bras, il redevient le jouet des flots pendant sept nouvelles années.
Après ce laps de temps, la barrique est vide, le sacrifice est consommé, mais la divinité de la mer exige une nouvelle proie, et la dame se remet en campagne.
On assure que l'une des dernières victimes, car l'usage subsiste, toujours, a été acheté à Guern.

D'après une autre version, le sacrifice était offert, non à l'Océan lui-même, mais à l'œil de la mer, situé dans l'intérieur des terres, mais qui communiquait avec l'Océan, et aurait pu submerger tout le pays.
Chaque année un enfant nouveau-né, baptisé depuis peu, était préposé à la garde des eaux, à l'orifice même de l'œil de mer :
un cierge de cire béni entre les mains, une livre de pain à côté de lui, il était enfermé dans un tonneau qui s'en allait à la dérive, flottant à la surface du Blavet, et son innocence servait à apaiser la colère des génies malfaisants;
La Saint-Sylvestre arrivée, le pain était consommé, le cierge était éteint et le sacrifice devait être recommencé.
Il advint qu'une fois, Dieu ayant eu pitié des mères, comme on ouvrait le tonneau, on aperçut au fond le pain qui n'était pas consommé, le cierge qui brûlait encore et l'enfant qui souriait en tendant ses petits bras.
Depuis l'œil de mer est transformé en une claire fontaine.


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