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Les légendes qui racontent la submersion de vastes étendues
de terrain ou de villes florissantes sont nombreuses sur les côtes
de France;
mais la répartition, en quelque sorte géographique, de celles
qui ont été notées montre qu'on est loin de les avoir recueillies
toutes, ou que sur beaucoup de points, elles sont maintenant oubliées.
C'est seulement vers Granville que commencent les légendes des
envahissements de la mer.
(Sur la côte du Calvados, on parle de
la forêt de Hautefeuille qui s'étendait depuis Asnelles
jusqu'à Luc-sur-Mer, et qui a été engloutie, mais
la légende semble oubliée.
Les gens du pays disent seulement que la charpente de l'église de Bernières
et celle d'un château voisin ont été construites avec des
bois qui en provenaient.)
On les rencontre, souvent assez détaillées et presque sans interruption,
de l'embouchure du Couesnon au Raz de Sein;
de cette pointe à la Gironde, on constate encore des souvenirs,
presque toujours assez frustes;
au sud de ce fleuve on n'en a relevé aucun, et sur la Méditerranée,
on ne les retrouve que dans le voisinage de Toulon.
De toutes les légendes maritimes, celle d'Is est la plus universellement
connue;
elle était contée dans les villages de la Basse-Bretagne,
et vraisemblablement chantée, (voir chant
page 8 n° 153) avant de pénétrer dans les autres pays
de France sous la forme littéraire que lui ont donnée Souvestre
et Brizeux.
Depuis elle a inspiré de belles pages à Renan, les peintres
y ont puisé des sujets de tableaux, les musiciens des thèmes
mélodiques, et d'innombrables poètes, qui tous n'étaient
pas bretons, l'ont célébrée dans leurs vers.
Les villes dont les récits traditionnels racontent l'engloutissement
ne sont pas purement imaginaires :
en observant avec un peu d'attention les endroits où ils les localisent,
ou en consultant l'histoire du pays, on rencontre une circonstance physique
ou un événement qui a pu contribuer à la formation, au
développement ou à la conservation de la légende.
Il est certain, par exemple, que la baie de Douarnenez n'a pas toujours
eu sa configuration actuelle, et qu'elle s'est agrandie aux dépens
du littoral voisin.
On voit sur l'emplacement de l'isthme qui réunissait l'île Tristan
à la terre ferme un dolmen qui ne se découvre qu'aux grandes
marées;
une voie romaine, dont naguère encore on reconnaissait les traces
jusqu'au bord de l'eau, conduisait sans doute à une agglomération.
Il est fort probable en effet qu'une ville bâtie dans ces parages a disparu
sous la mer.
S'appelait-elle Is ou Ker-Is ?
Ker-Is n'est pas nécessairement un nom propre :
tout breton qui l'entend prononcer sans être prévenu le traduit
mentalement par ville basse, et c'est en effet sa signification littérale.
Elle indique la situation d'une ville bâtie sur les bords de la
mer, presque à son niveau, ou même au-dessous.
L'existence d'une ville engloutie dans cette baie, où les témoignages
les plus anciens et les plus nombreux placent Ker-Is, semble donc très
probable.
Quant aux autres cités homonymes dont les traditions contemporaines
connaissent au moins une douzaine, de Tréguier à Quiberon, si
quelques-unes correspondent à des villes détruites, comme Coz-Guéodet,
où des ruines sont encore apparentes, il en est d'autres dont
on ne retrouve plus aussi facilement les débris;
mais près de l'endroit où les récits populaires les localisent,
se dressent des rochers, toujours visibles, ou découverts seulement
dans les basses marées, dont les formes ont pu suggérer
l'idée de murailles ruinées.
Les Sept-Iles et les îlots de Chausey, pour ne parler que des plus connus, présentent cet aspect qui a dû contribuer à les faire considérer comme des vestiges de cités submergées.
Tous les écrivains antérieurs au 19ème siècle
placent la ville d'Is au sud du Finistère, dans la baie d'Audierne,
et plus habituellement dans celle de Douarnenez.
Boucher de Perthes qui, de 1816 à 1825, habita le pays de Morlaix, constate,
le premier, qu'à cette époque, suivant les dires populaires, cette
ville avait été entre Saint-Pol et Brest, sur la côte de
Pontusval.
D'autres voulaient qu'elle eût été entre Perros et Morlaix,
car chacun réclamait l'honneur de l'avoir eue dans son voisinage.
A part cette brève mention, on ne trouve, jusqu'en vers 1880, aucune
trace écrite des diverses Keris légendaires du nord de la Bretagne.
On peut supposer qu'elles n'ont pas toujours été désignées
comme aujourd'hui, et que la renommée de la fabuleuse capitale de Gradlon
a fait substituer à leur nom primitif un nom plus célèbre;
c'est ainsi que Gargantua, devenu le géant par excellence, a finit
par faire oublier d'anciens héros dont on lui a attribué
les gestes.
Voici la description de la légende qu'en a fait Cambry vers la fin du 18ème siècle.
« La superbe ville d'Is, c'est ainsi qu'en parlent les légendes,
les cantiques et les bardes de la Bretagne, était sous la puissance du
roi Gradlon;
toute espèce de débauches et de luxe régnait dans
cette opulente cité.
En vain les plus saints personnages y prêchaient les murs et la
réforme; saint Guénolé lui-même y perdait son latin.
La princesse Dahut, fille du roi, y donnait l'exemple de tout genre de
dépravation.
Le roi Gradlon seul n'était pas insensible à la voix du Ciel;
il assistait aux saints offices et fréquentait les serviteurs de Dieu.
Un jour saint Guénolé prononça d'une voix sombre
ces mots devant le roi Gradlon :
'Prince, le désordre est au comble, le bras de l'Eternel se lève, la mer se gonfle, la cité d'Is va disparaître, partons.
Gradlon, docile à la voix du saint homme, est à cheval,
s'éloigne à toute bride, sa fille Dahut le suit en croupe.
La main de l'Eternel s'abaisse; les plus hautes tours de la ville sont englouties,
les flots pressent en grondant le coursier du saint roi qui ne peut s'en dégager,
une voix terrible se fait entendre :
'Prince, si tu veux te sauver, secoue le diable qui te suit en croupe.
Le prince obéit, et s'il noya sa fille, si la princesse, se précipitant,
se sacrifia pour son père, si Lucifer saisit Dahut pour
épargner au prince le désagrément de la noyer, je n'en
sais rien :
les historiens du temps n'ont pas bien raconté le fait et les commentateurs
ont oublié de l'éclaircir.
La belle Dahut perdit la vie, se noya près du lieu qu'on appelle Poul-Dahut.
La tempête cessa, l'air devint calme, le ciel serein;
mais depuis ce moment le vaste bassin sur lequel s'étendait une partie
de la ville d'Is fut couvert d'eau;
c'est la baie de Douarnenez. »
(voir page 8, n° 153, texte
et chanson à propos de cette légende.)
(voir le texte de Emile
Souvestre, assez littéraire mais plus complet et à base folklorique)
Suivant une opinion qu'on retrouve au sud du Finistère et sur le littoral
de la Manche bretonne, la ville d'Is n'a pas été bouleversée
par la mer, mais seulement recouverte par ses eaux;
elle subsiste enchantée au-dessous des flots, qui semblent même
former au-dessus d'elle une sorte de voûte.
Bien que cette conception soit vraisemblablement plus ancienne, la première
trace écrite ne remonte guère qu'à 1830 :
ses habitants passaient alors pour y jouir depuis plusieurs siècles d'une
jeunesse éternelle.
D'après les traditions postérieures, ils n'ont pas changé
depuis le moment de la catastrophe;
dans le Trécorrois on dit que, lorsqu'elle fut engloutie, chacun garda
l'attitude qu'il avait et continua de faire ce qu'il faisait à
ce moment, et cela durera ainsi jusqu'à ce que la ville ressuscite
et que ses habitants soient délivrés.
On pourrait, au moyen de certains actes, difficiles, il est vrai, la faire
redevenir ce qu'elle était à l'époque lointaine
de sa punition.
D'après une légende qui fut racontée, vers 1850, par un
vieillard à un homme aujourd'hui sexagénaire, cette résurrection
aurait été prédite le jour même du désastre.
Lorsque Gradlon eut pris pied sur un rocher avec saint Guénolé,
le saint dit la messe sur l'écueil, et le roi la lui répondit.
A la communion, le saint, inspiré, dit à Gradlon :
« Le sang du Christ a sauvé le monde, une goutte de sang
divin pourra aussi racheter la ville d'Is. »
Et il lança le calice à la mer.
Le saint eut alors une révélation :
la ville d'Is resterait vivante sous les flots, dans l'état où
elle se trouvait lorsque Gradlon l'avait quittée.
Elle reparaîtrait pour faire pénitence, après que
le sang du Christ, répandu par Guénolé dans la mer, aurait
été recueilli et sa messe achevée.
Après la mort du saint, le jour anniversaire de la catastrophe, on la
recommençait dans la cathédrale et, à la communion,
l'officiant se rendait sur la plate-forme, puis, après avoir achevé
la communion, il lançait dans l'espace le calice portant les traces du
précieux sang;
La foule se précipitait pour le recevoir.
Si l'on avait pu atteindre le vase avant qu'il fût tombé à
terre et le porter intact jusqu'à la baie de Douarnenez, pour
le précipiter dans la mer, le prêtre eut achevé la messe
de saint Guénolé, et Is serait revenue à la vie, aussi
belle qu'autrefois.
Quelques vivants ont pu, en pénétrant sous les eaux d'une façon
miraculeuse, assister à la messe qui se célèbre
encore dans la ville enchantée.
Suivant une légende recueillie en 1885, un bateau pêcheur de Douarnenez
avait mouillé l'ancre au milieu de la baie des Trépassés,
et n'avait trouvé de fond qu'en mettant bout à bout les
cordes du bord.
Après de vains efforts pour la retirer, comme le patron était
bon nageur, il se laissa glisser le long du câble, et après une
longue descente, il vit son ancre accrochée à la queue du coq
doré d'un clocher.
L'idée lui vint d'entrer dans l'église pour y dire ses prières;
elle était pleine de monde et un prêtre y célébrait
la messe.
Il le vit se détourner en disant à diverses reprises :
« Dominus vobiscum ».
Personne ne lui répondant, le marin se pencha vers son voisin de stalle
pour lui demander pourquoi l'enfant de chur ne faisait pas le répons
:
il était en face d'un mort, et tout autour de lui étaient des
morts habillés comme des gens d'autrefois.
Le prêtre lui-même, un mort, s'était avancé
au coin des marches de l'autel, répétant toujours, mais cette
fois sur un ton de menace, et en semblant s'adresser au patron :
« Dominus vobiscum ».
Celui-ci se sauva épouvanté, et comme il arrivait sous
le porche, une vieille lui saisit le bras en lui disant avec un air irrité
que, s'il avait répondu au prêtre lorsqu'il était
dans l'église, il aurait sauvé tous les assistants.
Ceux-ci étaient à la messe quand la ville d'Is avait été
engloutie pour ses péchés.
Quand cette messe sera achevée, Is reparaîtra pour faire pénitence.
D'autres actes peuvent amener la résurrection de la cité
enchantée;
on raconte dans la baie d'Audierne qu'elle se produirait si un vivant, descendu
sous les flots, mettait une pièce de monnaie réelle dans
la tasse que lui présente le bedeau vers la fin de la messe.
Un navire chargé de vin
était en panne, faute de vent, dans la baie des Trépassés,
lorsqu'on vit sortir de l'eau un homme vêtu d'un costume que
personne ne connaissait. Il monta à bord, et, s'adressant au capitaine, demanda à acheter une barrique de vin; le marché conclu, il lui dit de jeter la barrique à l'eau pour qu'elle aille chez lui au fond de la mer, et qu'il recevra là son paiement. Il se précipite alors dans les flots, et le capitaine s'y lance à sa suite; après une longue descente dans les ténèbres, il finit par voir au-dessous de lui une petite lumière qui grandit peu à peu; ils continuent à plonger, et bientôt, comme dans un brouillard, apparaissent des clochers et des maisons. Ils descendent toujours, le brouillard se dissipe, et à leurs yeux se montre une ville éclairée, plus grande même que Paris. Ils entrent dans une cathédrale dont le portail était ouvert; elle était pleine de monde et à l'autel un prêtre disait l'office des morts. Il était rendu à la Préface, mais personne ne répondait à l'Orate fratres. Le bedeau commença la quête pour les trépassés, et chacun des assistants mit dans la tasse des sous, de l'argent et de l'or, mais ces pièces ne faisaient aucun bruit en tombant. Quand le bedeau passa devant le marin, celui-ci ne donna rien, n'ayant pas d'argent dans ses poches, et alors il entendit des cris lamentables et vit pleurer tous les assistants. Il interrogea son compagnon qui lui dit : « C'est ici la ville d'Is; quand elle fut engloutie, nous étions en prières, et elles furent exaucées. Is ne doit pas périr. Elle restera sous les flots jusqu'à ce qu'un vivant vienne la délivrer. J'étais allé te chercher pour cela. Si tu avais mis à la quête seulement un liard, ton offrande eût suffi pour finir de racheter les crimes d'Is, et elle serait revenue sur l'eau avec toute sa splendeur, dans l'état où elle se trouvait quand elle fut engloutie ». |
La possibilité de racheter la ville submergée au moyen
d'une pièce de monnaie réelle est aussi connue au nord de la Bretagne.
Une femme de Pleumeur-Bodou, qui était allée puiser de l'eau de
mer dans la grève, vit tout à coup surgir devant elle un portique
immense.
Elle le franchit et se trouva dans une cité splendide, où les
marchands se tenaient sur leurs portes en lui offrant des marchandises.
Elle finit par répondre à l'un d'eux qu'elle n'avait pas un liard
en poche;
le marchand lui dit que si elle avait acheté seulement pour un sou
de quelque chose, tous auraient été délivrés.
Dès qu'il eut parlé, la ville disparut.
Il semble, d'après la plupart des légendes, que la cité
d'Is soit en quelque sorte prisonnière sous les eaux, et que si
certaines conditions s'accomplissaient, elle reviendrait à son état
primitif, telle qu'elle se trouvait lorsqu'elle fut engloutie.
Elle subit un enchantement analogue à celui que la Belle au
bois dormant a rendu célèbre.
Dans son introduction à la Légende de la Mort en Basse-Bretagne,
Léon Marillier avait émis sous une forme hypothétique
l'idée que la ville d'Is pouvait bien être une demeure sous-marine
des morts.
Dans une légende publiée postérieurement, la ville engloutie
est une cité où les morts restent jusqu'à la fin des temps,
dans un état qui n'est pas tout à fait la mort réelle,
mais une période de transition entre une vie suspendue et la mort
définitive.
La fin tragique de la ville d'Is annonce la disparition des anciens cultes et le triomphe de l'ère chrétienne.
D'autres légendes apparentées à celle d'Is, ont
été recueillies sur la côte bretonne, entre Douarnenez et
l'embouchure de la Loire.
On raconte à Quiberon que la ville d'Aise, nom qui est une déformation
d'Is, se trouvait sur le port des Bervideaux, à l'ouest et à dix
kilomètres de Port-Blanc, aujourd'hui couvert de trois mètres
d'eau par les plus basses marées.
Les habitants venaient à la messe, à Kermorvan, dans la presqu'île,
montés sur des ânes, en passant sur une chaussée
de galets.
Voici la légende d'une ville engloutie et où l'on y accède par la grève :
Un vieux mendiant a dit au héros
du conte, Périk Skoarn, que là où se trouve maintenant la dune de Saint-Efflam, s'étendait autrefois une ville puissante; les flottes de cette ville couvraient la mer et elle était gouvernée par un roi ayant pour sceptre une baguette de noisetier avec laquelle il changeait toutes choses selon son désir. Mais la ville et le roi furent damnés pour leur crimes, si bien qu'un jour, par l'ordre de Dieu, les grèves s'élevèrent comme les flots d'une eau bouillonnante et engloutirent la cité. Seulement, chaque année, la nuit de la Pentecôte, au premier coup de minuit, un passage s'ouvre dans la montagne et permet d'arriver jusqu'au palais du roi. Dans la dernière salle de ce palais, se trouve suspendue la baguette de noisetier qui donne tout pouvoir; mais pour arriver jusqu'à elle il faut se hâter; car aussitôt que le dernier coup de minuit s'est éteint, le passage se referme et ne doit rouvrir qu'à la Pentecôte suivante. Skoarn a retenu ce récit du vieux mendiant d'Yar, et voilà pourquoi il se promène si tard sur le sable de la Lew Dréz. Enfin un tintement aigu retentit au clocher de Saint-Michel. Skoarn tressaille !.. Il regarde, à la clarté des étoiles, le rocher de granit qui forme la tête de la montagne, et le voit s'entr'ouvrir lentement comme la gueule d'un dragon qui s'éveille. Il assure alors à son poignet le cordon de cuir qui tient son pennbaz et se précipite dans le passage, d'abord obscur, puis éclairé par une lumière semblable à celles qui brillent, la nuit, dans les cimetières. Il arrive ainsi à un palais immense, dont les pierres sont sculptées comme celles de l'église du Folgoat ou de Quimper-sur-L'Odet. La première salle où il entre est pleine de bahuts où l'on voit entassé autant d'argent qu'il y a de grains de blé dans les huches après la moisson : mais Périk veut plus que de l'argent, et il passe outre. Dans ce moment sonne le sixième coup de minuit. Il trouve une seconde salle entourée de coffres qui regorgent de plus d'or que les râteliers ne regorgent d'herbes en fleurs au mois de juin : Périk aime l'or, mais il veut davantage, et il va plus loin. Le septième coup vient de sonner. La troisième salle où il entre est garnie de corbeilles où les perles ruissellent comme le lait dans les terrines de terre de Cornouaille, au premier jour de printemps. Skoarn eût bien voulu en emporter pour les jolies filles de Plestin; mais il continue sa route en entendant sonner le huitième coup. La quatrième salle était toute éclairée par des coffres remplis de diamants, jetant plus de flammes que les bûchers d'ajonc sur les coteaux du Douron, le soir de la Saint-Jean. Skoarn est ébloui : il s'arrête un instant, puis court vers la dernière salle, en entendant sonner le neuvième coup. Mais là, il demeure subitement saisi d'admiration ! Devant la baguette de noisetier que l'on voit suspendue au fond, sont rangées cent jeunes filles belles à perdre les âmes des saints; chacune d'elles tient, d'une main une couronne de chêne, et de l'autre une coupe de vin de feu. Skoarn, qui a résisté à l'argent, à l'or, aux perles et aux diamants, ne peut résister à la vue de ces belles créatures aimées du péché. Le dixième coup sonne, et il ne l'entend pas; le onzième retentit, et il demeure immobile; enfin le douzième se fait entendre, aussi lugubre que le coup de canon d'un navire en perdition parmi les brisants ! Périk, épouvanté, veut retourner en arrière, mais il n'est plus temps. Toutes les portes se sont refermées : les cent belles jeunes filles ont fait place à cent statues de granit, et tout rentre dans la nuit Al Lew Drez (La lieue de grève), extrait, par E. Souvestre, d'après des récits populaires. |
Des légendes, plus rares sur le littoral breton que sur celui de la
Manche, parlent d'autres envahissements où la mer fait disparaître,
non plus seulement une cité, mais tout un pays.
Le château de Trémazan, bâti à sept lieues
du rivage, n'en est plus aujourd'hui qu'à sept cents pas.
Plusieurs cités sont menacées d'une catastrophe analogue
à celle de Keris.
C'était pour la conjurer qu'une bougie brûlait jour et nuit
à Notre-Dame-de-Guéodet de Quimper, et l'on croyait au 18ème
siècle que, si elle venait à s'éteindre, la ville disparaîtrait
sous les eaux.
Elle a cessé d'être allumée en 1793, sans amener l'événement
redouté, mais Quimper est toujours en danger.
La ville repose sur trois piliers de sureau;
quand il viendront à manquer, elle sera submergée.
Cette croyance semble se rattacher à celle d'après laquelle la
Bretagne est sur une mer intérieure.
Voici plusieurs dictons annonçant des catastrophes :
Brest périra submergé,
Morlaix incendié,
Saint-Pol ensablé.
Quand des flots Is émergera,
Paris submergé sera.
Quand la ville d'Is des flots sortira,
Brest ainsi qu'Ouessant s'abîmera,
Et Quimper submergé sera.
Sur le littoral de la Manche, aujourd'hui de langue française, mais
où un dialecte celtique a été parlé jusque
vers le 10ème siècle, les légendes des envahissements de
la mer sont aussi nombreuses qu'en pays bretonnant :
elles ne parlent pas seulement de villes englouties dans des circonstances qui
rappellent la submersion de la ville d'Is, mais aussi de vastes étendues
de terrain que les flots sont venus recouvrir.
Là aussi les récits populaires ont comme point de départ
des faits réels.
De la presqu'île du Cotentin à la baie de Saint-Brieuc le rivage
a subi, à diverses époques, lointaines déjà, mais
pourtant historiques, de profondes modifications.
Le souvenir en est resté vivant sur nombre de points de cette
longue étendue de côtes.
Au cap Fréhel, on conserve la tradition du temps où l'Amas du
Cap, îlot maintenant en pleine mer, et le rocher du Jars se touchaient
:
alors toute cette falaise abrupte et dénudée était habitée
et cultivée;
on montre sur un rocher l'empreinte d'une charrue qui y a passé
autrefois.
Pour se rendre à leur demeure, les habitants prenaient un sentier
qu'on appelle Sous-la-Rue.
Ailleurs on prétend qu'une grande route allait du cap Fréhel
à Avranches, en suivant un tracé au-dessus duquel peuvent aujourd'hui
naviguer les plus gros vaisseaux.
Des villes perverses ou des forêts disparaissent aussi sous la
mer à la suite d'une malédiction :
ce thème était connu dès le Moyen Age sur les côtes
de la Manche.
Un passage du Roman d'Aquin, dont la composition primitive paraît
remonter au 14ème siècle, parle d'une ville ignorée de
la légende contemporaine, qui, maudite par son roi, fut aussitôt
submergée.
elle se trouvait précisément aux environs de Saint-Malo,
à peu de distance de la mare de Saint-Coulman, dont il sera question
plus loin.
A Erquy, dont la rade occupe l'emplacement d'une grande forêt
envahie par la mer, plusieurs traditions racontent qu'il s'y trouvait aussi
une cité qui fut noyée à cause de la corruption
de ses habitants;
la plus ancienne dit simplement que le ciel la fit disparaître en ordonnant
à la mer de monter plus haut que d'habitude.
Suivant d'autres, elle s'appelait Nasado, et au lieu qui porte en effet ce nom
on a trouvé des ruines gallo-romaines;
les femmes de cette ville étaient célèbres par leur beauté
et la finesse de leur peau;
on disait même que quand elles buvaient du vin on le voyait couler à
travers leur épiderme.
Les officiers et les soldats de la garnison, trop empressés autour
d'elles, n'obéissaient plus à leurs chefs, et ceux-ci, irrités
de cette indiscipline, maudirent la cité perverse, qui fut engloutie
par les eaux.
Dans les deux légendes qui suivent, l'impatience d'un prêtre qui, troublé pendant la messe, prononce une malédiction, suffit pour provoquer un cataclysme, dans lequel il est lui-même enveloppé.
Il y avait autrefois sur les côtes une immense forêt remplie d'oiseaux,
et au milieu, à l'endroit même où s'élève
le village de la Chapelle-en-Saint-Briac, une église où un vieil
ermite célébrait chaque jour l'office.
Un matin, au printemps, les oiseaux chantaient tous à la fois, et faisaient
un tel vacarme que le prêtre assourdi s'impatienta, et s'oublia
jusqu'à interrompre ses oraisons pour maudire les oiseaux et la forêt
où ils abritaient leurs nids.
Aussitôt il s'éleva un furieux vent du large.
La mer montait et c'était un jour de grande marée :
les vagues s'élancèrent à travers la forêt, renversant
les arbres, la chapelle et jusqu'au vieil ermite.
Quand la mer se retira, il n'y avait plus que la baie et les mielles
que l'on voit aujourd'hui.
Une variante de cet épisode figure dans une très longue
légende, localisée sur l'autre rive de la Rance, et que l'on peut
résumer ainsi.
Les habitants d'un grand village, bâti près du tombeau de Saint-Coulman,
vivaient en paix, lorsque Satan obtint de Dieu la permission de les tracasser.
Il leur envoya des milliers de corbeaux qui prirent possession des arbres
dont la chapelle était entourée, et assourdirent les habitants
de leurs croassements.
Ils les redoublaient les jours de fête, si bien que l'on n'entendait
plus la parole de Dieu.
Le prêtre chargea les hommes de les éloigner; mais un jour,
étourdis et fatigués, ils s'endormirent, et les corbeaux vinrent
se percher sur la chapelle et les arbres du voisinage.
Le prêtre, ennuyé de leur vacarme, et emporté par la mauvaise
humeur s'écria à haute voix :
« Que maudits soient à jamais les corbeaux ! »
A l'instant même, il s'éleva une grande tempête, et l'église,
le village et la forêt disparurent sous les flots;
à leur place est la lugubre mare de Saint-Coulman.
Aux environs de Saint-Brieuc, où l'on parle aussi, mais sans donner de détails, des envahissements de la mer, on dit que les herbiers qui découvrent à marée basse sont d'anciennes prairies submergées.
Au 18ème siècle, on conservait sur le littoral de la Vendée
le souvenir d'une rangée d'îlots placés entre l'île
de Noirmoutier et l'embouchure de la Loire, et qui avaient disparu.
« La tradition raconte mesme, dit Joussemet, qu'une de ces isles
avoit assez d'étendue pour contenir une forêt de chesnes où
des sorciers avoient leur résidence. »
La ruine de la forteresse et de la ville de Châtelaillon eut lieu
à la suite de la mort d'une sirène, tuée par un
pêcheur;
suivant une autre version, elle est due à la vengeance d'une fée
qui, déguisée en mendiante, supplia vainement le seigneur du château
de lui donner asile.
Ce n'était autre que la puissante Mélusine :
elle lui jeta sa malédiction, puis, arrachant quelques pierres
de la falaise, elle adjura la mer de continuer son uvre, et de
détruire cet arrogant donjon.
La ville des Olives, à l'embouchure de la Gironde, a été abîmée sous les flots, et l'on assure que, par un temps calme, on aperçoit ses maisons à travers les eaux.
Non loin de La Ciotat, près du lieu où s'éleva
Tauroentum, on raconte qu'une irruption de la mer fit disparaître une
ville.
Lorsque l'eau est bien tranquille, on voit au fond des traces de murs,
de maisons et de jardins;
seule l'église n'a pas subi de dégradation, et on l'aperçoit
toute entière avec son clocher.
Dans son roman de la Chèvre d'or, Paul Arène a rapporté une légende semblable qui est populaire chez les pêcheurs des environs de Fréjus.
Près de Saint-Raphaël, on parle aussi d'une cité
ensevelie sous la mer, et la croyance est assez enracinée pour
que des marins aient plongé pour s'assurer de sa réalité;
ils n'ont point vu la ville, mais ils ont rapporté des briques.
Il semble qu'elle est vivante sous les flots; car il en sort quelquefois
des bruits de cloches, et on y entend même tirer le canon, circonstance
qui est due à un phénomène d'acoustique dont l'explication,
assez simple pourtant, échappe aux gens du voisinage;
elle est peu distante des endroits où la flotte de la Méditerranée
vient faire ses exercices à feu.
Le trait des cloches dont le carillon semble partir du fond des eaux
est commun à plusieurs villes légendaires, mais les marins
en entendent d'autres qui sont tombées à la mer dans des circonstances
différentes.
Celles du Port-Blanc, enlevées jadis par les Anglais, et qui,
malgré eux, se précipitèrent dans les flots au large des
Sept-Iles, sonnent au fort de la tempête :
c'est le signe qu'elle sera de longue durée;
il en est de même de celle de Saint-Gildas, volée par les Anglais
avant la Révolution, qui gît sous la mer avec le navire
que le saint fit couler, et de celles de la ville d'Is.
A Jersey, le son de cloches englouties autrefois présage
aussi du gros temps.
Elles faisaient partie du beau carillon que possédait chacune des douze
paroisses de l'île :
au cours d'une longue guerre civile, les Etats les vendirent pour être
expédiées en France, mais le navire qui les portait coula.
Depuis, quand souffle la tempête, elles ont toujours sonné
dans les profondeurs de l'abîme.
Naguère encore, les pêcheurs de Saint-Ouen, avant de s'embarquer,
allaient au fil de l'eau écouter si le vent ne leur apportait
pas le son des cloches, et s'ils l'entendaient, ils se gardaient bien de sortir.
Sur les côtes de Chiratz (Charente-Inf.), surtout pendant les nuits d'orage,
les tintements d'une cloche appelaient à un office nocturne des
moines et des fidèles qui se glissaient sous la mer pour y assister.
Dans les même parages, on voyait autrefois, lors des grandes marées,
la grosse cloche de la ville de Châtellaillon :
un jour on y attela tous les bufs du prieuré de Saint-Romuald,
et il fut convenu que, sur un signe, « les bistrauds » feraient
partir les bêtes :
tout allait bien, lorsqu'un buf ayant fait un écart, un conducteur
jura le nom de Dieu, et la cloche disparut.
Les eaux de la mer recouvrent non seulement les villes et les pays engloutis, dont les légendes sont si nombreuses, mais des châteaux qui s'y trouvent à la suite d'une sorte d'enchantement.
A Saint-Michel-en-Grève, un château habité par une belle
princesse était retenu au fond de la mer par les esprits malins.
La nuit de la Saint-Jean, pendant que l'horloge sonnait les douze coups de minuit,
les eaux s'écartaient et laissaient voir le château;
celui qui, pendant ce court espace, aurait pu y pénétrer
et s'emparer de la baguette magique qui y était cachée,
serait devenu maître de la princesse et de ses richesses.
Un garçon du pays, rebuté à cause de sa pauvreté
par les parents d'une jeune fille qu'il aimait, se rendit sur la grève,
la nuit de la Saint-Jean.
Au premier coup de minuit, la mer s'ouvrit et laissa voir le superbe
château éclairé de mille lumières, et sur
le balcon une belle princesse qui lui tendait les bras et implorait son secours.
Il courut vers le château et en franchit le seuil au moment où
sonnait le sixième coup.
Sans écouter la princesse qui l'appelait de sa plus douce voix,
il continua ses recherches, et mit la main sur la baguette à l'instant
où retentissait le douzième coup.
Par la puissance de ce talisman, il commanda à la mer de se retirer et
chassa du château les mauvais esprits.
La princesse fut heureuse d'être délivrée par un joli
garçon, et elle l'épousa.
Pour remercier la Providence, il fit construire à Saint-Michel une chapelle
qui existe encore.
Souvestre place au même lieu une ville engloutie sous les sables
qui se montrait la nuit de la Pentecôte, pendant que sonnait minuit :
dans le palais du roi se trouvait aussi une baguette qui donnait tout pouvoir
à son possesseur.
Sur le littoral de la Manche française, le retrait des eaux met
aussi parfois à découvert, dans des circonstances moins
merveilleuses, un château qui, le reste de l'année, est caché
sous leurs profondeurs.
Il était situé à l'endroit où se trouve aujourd'hui
la baie de la Fresnaye (C.-d'A.).
Jadis, le grand enchanteur de Bretagne, ayant eu à se plaindre
du seigneur qui l'habitait, résolut de se venger de lui.
Mais comme il n'était pas au fond méchant, il ne voulut pas le
faire mourir;
il l'endormit, puis il toucha la mer avec sa baguette, et elle
recouvrit le beau château avec tous ses habitants.
Dans les grandes marées, on voit très bien, vers l'entrée
de la baie, les marches d'un escalier;
ceux qui sont assez imprudents pour se risquer à les descendre ne reviennent
jamais.
Il y en a qui croient qu'ils ont disparu dans la vase, mais ils se trompent
:
ils sont descendus dans le château, car ces marches sont celles qui partent
de la plate-forme de la plus haute tour.
Lorsqu'ils y ont pénétré, ils s'endorment et ne
se réveillent qu'une fois l'an.
A la marée de mars, tout un vol de corbeaux vient se percher sur
les marches et aux environs du château englouti.
Un de ces oiseaux descend l'escalier, puis remonte une heure après
:
on croit qu'il parle aux dormants, éveillés à cette heure
seulement.
On dit aussi que la garde du château sous-marin est confiée
aux corbeaux, et que c'est pour cela qu'on en voit une si grande quantité
dans les bois de Vaurouault au fond de la baie, d'où ils sortent en foule
pour aller le surveiller.
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