Dans les temps anciens il y avait en Cornouailles un roi puissant
qui se nommait Grallon.
C'était un homme aussi ami du bien qu'aucun fils d'Adam, et qui accueillait
à sa cour tous les gens de renom, qu'ils fusent nobles ou roturiers.
Malheureusement, il avait pour fille une princesse de conduite déréglée
qui, pour échapper à sa surveillance, était allée
habiter Keris à quelques lieues de Quimper.
Un jour que le roi Grallon chassait avec sa suite dans une forêt
placée au pied du Ménéhom, ils se perdirent et arrivèrent
tous à l'ermitage du solitaire Corentin
Grallon avait entendu parler de ce saint homme, et il se réjouit d'avoir
été conduit jusqu'à sa demeure, mais ses serviteurs, qui
mouraient de faim, regardaient d'un air triste la pauvre logette du saint, en
se disant l'un à l'autre qu'il faudrait souper d'oraisons.
Corentin, éclairé par Dieu, devina leurs pensée.
Il demanda au roi s'il ne voulait point accepter une collation, et comme Grallon
répondait qu'il n'avait rien mangé depuis le chant du coq, le
saint appela l'échanson et le cuisinier pour préparer un bon repas
après une si longue abstinence.
Il les conduisit tous deux à la fontaine placée
près de son ermitage, remplit d'eau la cruche d'or que portait le premier,
coupa un morceau du petit poisson qui nageait dans la source pour le donner
au second, et recommanda à tous deux de mettre le couvert du roi et de
sa suite.
Mais l'échanson et le cuisinier se prirent à rire, et lui demandèrent
s'il prenait les gens de la cour pour des mendiants, d'oser leur offrir ses
arêtes de poisson et son vin de grenouilles.
Corentin leur dit de ne s'inquiéter de rien et que Dieu pourvoirait à
tout.
Ils se décidèrent en conséquence à
faire ce qu'il avait ordonné, et; à leur grande surprise, les
prévisions du saint se réalisèrent ;
car d'un côté l'eau, qui avait été puisée
dans la cruche d'or, se changea en un vin aussi doux que le miel et aussi chaud
que le feu, tandis que, de l'autre, le petit morceau de poisson se multiplia
de manière à rassasier deux fois plus de convives que le roi n'en
avait à sa suite.
Grallon fut averti de ce miracle par ses deux serviteurs, qui lui montrèrent, pour surcroît de merveille, le petit poisson dont Corentin avait coupé une partie, nageant dans la fontaine, aussi sain et aussi entier que si le couteau du saint n e l'eût jamais touché.
A cette vue, le roi de Cornouailles fut saisi d'admiration et il dit à l'ermite :
Homme de Dieu ! ce n'est pas ici votre place ; car votre
maître et le mien ont défendu de garder la lumière sous
le boisseau.
Vous allez quitter cet ermitage pour venir à Quimper où je vous
nomme évêque ;
mon palais vous servira de demeure, et toute la ville vous appartiendra.
Quant à vos disciples, je leur bâtirai un monastère à
Landevennec, et vous nommerez vous-même l'abbé.
Le roi tint promesse, abandonna sa capitale au nouvel évêque et alla habiter la ville d'Is.
Celle-ci s'élevait à la place même où
vous voyez aujourd'hui la baie de Douarnenez.
Elle était si grande et si belle, que pour faire l'éloge de la
capitale des galots, les hommes de l'ancien temps n'ont rien trouvé de
mieux que de l'appeler Par-Is, c'est-à-dire l'égale d'Is.
Elle était bâtie plus bas que la mer et défendue
par des digues dont on ouvrait les portes à certains moments pour faire
entrer et sortir les flots.
La princesse Dahut, fille de Grallon, portait toujours suspendue au cou les
clefs d'argent de ces portes, ce qui fait que le peuple l'appelait la princesse
Alc'huez, ou plus brièvement Ahès.
Comme c'était une grande magicienne, elle avait embelli la ville d'ouvrages
que l'on ne peut demander à la main des hommes.
Tous les Korrigans de Cornouailles et de Vannes étaient venus, sur son
ordre, pour construire les digues et forger les portes, qui étaient de
fer;
ils avaient couvert le palais d'un métal semblable à de l'or (car
les Korrigans sont d'habiles faux-monnayeurs) et entouré les jardins
de balustrades qui brillaient comme de l'acier poli.
C'étaient eux qui soignaient les écuries de Dahut, pavées
de marbre noir, rouge ou blanc, selon la couleur des chevaux, et qui entretenaient
le port où l'on nourrissait les dragons marins :
car Dahut avait soumis par son art les monstres de la mer et en avait donné
un à chaque habitant de Keris, qui s'en servait comme d'un coursier pour
aller chercher au-delà des flots les marchandises rares ou pour atteindre
les vaisseaux des ennemis.
Aussi tous ces bourgeois étaient si opulents qu'ils mesuraient le grain
avec des hanaps d'argent.
Mais si la richesse les avaient rendus vicieux et durs; les mendiants
étaient chassés de la ville comme des bêtes fauves;
on ne voulait avoir partout que des gens gais, bien portants et vêtus
de drap ou de soie.
Le Christ lui-même, s'il fût venu en habit de toile, eût été
repoussé.
La seule église qu'il y eût dans la ville était si délaissée
que le bedeau en avait perdu la clef ; l'ortie poussait sur le seuil et les hirondelles
nichaient contre les joints de la porte d'entrée.
Les habitants passaient les journées et les nuits dans les auberges,
les salles de danse, les spectacles, uniquement occupés de perdre leur
âme.
Dahut donnait l'exemple.
C'était, jour et nuit, fête dans son palais.
On voyait arriver, des pays les plus éloignés, des gentilshommes
et jusqu'à des princes attirés par la renommée de cette
cour.
Grallon les recevait avec amitié, et Dahut encore mieux ;
car si c'étaient des jeunes gens de belle apparence, elle leur donnait
un masque magique avec lequel ils pouvaient, dès le soir, la rejoindre
secrètement dans une tour bâtie au bord des écluses.
Ils y restaient avec elle jusqu'à l'heure où les
hirondelles de mer recommençaient à passer devant les fenêtres
de la tour, alors la princesses leur disait bien vite adieu, et pour qu'ils
pussent sortir sans être vus comme ils étaient arrivés,
elle leur remettait le masque enchanté, mais cette fois il se resserrait
de lui-même et les étranglait !
Un homme noir prenait le corps mort, le plaçait en travers sur son cheval,
comme un sac de mouture, et allait le jeter au fond d'un précipice, entre
Huelgoat et Poulaouën.
Ceci est bien la vérité, car aujourd'hui même, pendant les
nuits sombres, on entend, au fond de la ravine, les plaintes de leurs âmes.
Que les chrétiens pensent à elles dans leurs prières !
Corentin, instruit de tout ce qui se passait à Kéris,
avait plusieurs fois avertit Grallon que la patience de Dieu était à
bout ;
mais le roi avait perdu sa puissance et vivait seul dans une des ailes du palais,
abandonné de tout le monde, comme un grand-père qui a livré
son héritage à ses enfants ;
aussi Dahut ne tenait-elle aucun compte des menaces du saint.
Or, un soir qu'il y avait fête chez elle, on vint lui annoncer
un prince puissant, venu des extrémités de la terre pour la voir.
C'était un homme de grande taille, tout vêtu de rouge et si barbu
qu'on apercevait à peine ses deux yeux, qui brillaient comme des étoiles
Il adressa à la princesse un compliment en rimes si bien tourné
qu'aucun bazvalen de Cornouailles n'eût pu en inventer de pareil, puis
se mit à parler avec tant d'esprit que tout le monde en demeura émerveillé.
Mais ce qui frappa surtout les amis de Dahut, ce fut de voir combien
l'étranger était plus habile qu'eux dans le mal.
Il savait non seulement tout ce que la malice humaine a inventé depuis
la création, dans toutes les terres habitées par des êtres
parlants, mais tout ce qu'elle inventera jusqu'au moment où les morts
se lèveront de leur tombe pour être jugés.
Ahès et les gens de sa cour reconnurent qu'ils avaient trouvé
leur maître, et tous résolurent de prendre des leçons du
prince barbu.
Pour commencer, celui-ci leur proposa un branle nouveau qui n'était
autre que le passe-pied dansé en enfer par les sept péchés
capitaux.
Il fit entrer, pour cela, un sonneur qu'il avait amené avec lui.
C'était un petit nain vêtu d'une peau de bouc, et qui portait son
son bras un biniou dont le chalumeau lui servait de pen-baz.
A peine se fut-il mis à sonner que Dahut et ses gens furent
saisis d'une espèce de frénésie et se mirent à tourner
comme des tourbillons de mer.
L'inconnu en profita pour enlever à la princesse les clefs d'argent des
écluses et pour s'échapper de la fête.
Pendant ce temps Grallon était seul dans son palais situé
à l'écart ; il se tenait dans une grande salle obscure, et il était
assis sur l'âtre, près d'un feu éteint.
Il sentait la tristesse lui tomber dans le cur, lorsque tout à
coup la porte s'ouvrit des deux côtés, et saint Corentin parut
sur le seuil avec un cercle de feu autour du front, la crosse d'évêque
à la main et marchant dans un nuage de parfum.
Levez-vous, grand roi, dit-il à Grallon, prenez
ce qui vous reste de précieux et fuyez, car Dieu a livré cette
ville maudite au démon.
Grallon, effrayé, se leva aussitôt, appela quelques vieux serviteurs,
et, après avoir pris son trésor, il monta son cheval noir et partit
à la suite du saint qui glissait dans l'air comme une plume.
Au moment où ils passaient devant la digue, il entendit
un grand mugissement des flots et aperçut l'étranger barbu, qui
avait repris sa forme de démon, occupé à ouvrir toues les
écluses avec les clefs d'argent enlevées à Dahut.
La mer descendait déjà sur la ville en cascades, et l'on voyait
les flots élever leurs têtes blanches au-dessus des toits, comme
s'ils montaient à l'assaut.
Les dragons, enchaînés dans le port, mugissaient de terreur ; car
les animaux aussi sentent la mort venir.
Grallon voulut jeter un cri d'avertissement;
mais Corentin lui répéta de fuir, et il s'élança
au galop vers le rivage.
Son cheval traversa ainsi les rues, les places, les carrefours, poursuivi par
les flots et toujours les pieds de derrière dans la vague.
Il passait devant le palais de Dahut, lorsque celle-ci parut sur le perron,
les cheveux épars comme une veuve, et s'élança derrière
son père.
Le cheval s'arrêta subitement, fléchit, et l'eau monta jusqu'aux
genoux du roi.
A moi, saint Corentin, cria-t-il épouvanté.
Secouez le péché que vous portez derrière vous,
répondit le saint, et par le secours de Dieu, vous serez sauvé
!
Mais Grallon, qui malgré tout était père,
ne savait à quoi se résoudre.
Alors Corentin toucha avec sa crosse d'évêque l'épaule de
la princesse qui glissa dans la mer et disparut au fond d'un gouffre, appelé
depuis le gouffre d'Ahès !
Le cheval, ainsi délivré de son fardeau, s'élança en avant et atteignit le rocher de Garrec où l'on voit encore la marque d'un de ses fers.
Le roi tomba à genoux pour remercier le ciel, puis se retourna
vers Keris, afin de juger le danger auquel il avait miraculeusement échappé;
mais il chercha en vain l'ancienne reine des mers.
Là où il y avait, quelques instants auparavant, un port, des palais,
tant de richesses et de milliers d'hommes, on ne voyait plus qu'une baie profonde
qui reflétait les étoiles;
tandis qu'à l'horizon, debout sur le dernier débris des digues
submergées, l'homme rouge montrait les clefs d'argent avec un geste de
triomphe.
Plusieurs forêts de chênes ont eu le temps de naître
et de mourir depuis le jour où arriva cet exemple;
mais les pères l'ont raconté aux enfants d'âge en âge
jusqu'à notre temps.
Avant la grande révolution, le clergé des paroisses riveraines
s'embarquaient tous les ans dans des canots de pêcheurs, et allaient dire
la messe sur la ville noyée.
Depuis, cet usage s'est perdu avec beaucoup d'autres;
mais quand la mer est calme, on aperçoit au fond de la baie les restes
de la grande cité, et les dunes d'alentour sont pleines de ruines qui
prouvent sa richesse.
Le foyer breton, Emile Souvestre
Charles-Emile SOUVESTRE (1806-1854)