Eaux douces

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Les rivières (suite)

« Non loin des rives orientales du lac Léman, près de Noville, les eaux du Rhône laissent émerger plusieurs îles recouvertes d'arbustes et de roseaux.
Un profond silence règne sur ces étendues marécageuses;
il n'est interrompu que par quelques bruits lointains, ou par un bruissement qui monte des roseaux agités par les vents.
C'est d'abord un son doux et triste, puis un gémissement plus accentué, qui s'achève en voix étranges et parfois lugubres : c'est la voix des fenettes des îles, c'est-à-dire des petites femmes, fées cachées dans les îles ou les marais du Rhône.
Tantôt on les entend pleurer avec la brise dans les rameaux des arbres, tantôt elles crient et gémissent avec le sifflement des vents d'orage.
Ces fées, aux formes sveltes, aux traits fins, aux corps souples, aux yeux verts et aux longs cheveux, ne se laissent pas voir aisément.
Mais lorsque les clameurs s'approchent, lorsque leurs gémissements semblent devenir plus distincts, le pêcheur se hâte de retirer sa ligne, le faucheur fait taire le bruit de sa faux, le chasseur s'éloigne, et chacun d'eux a bien soin de ne pas retourner la tête, de crainte de voir la fenette qui le poursuit : celui qui aurait vu venir à lui une de ces petites fées sauvages serait sûr de mourir dans l'année. »
(Ceresole)

 

Les Dames vertes des Vosges, que l'on voit parfois le long des ruisseaux, se contentaient de faire peur aux passants attardés.
L'une d'elles se promenait à minuit sur le pont de la Vologne;
à peine le voyageur y avait-il mis le pied qu'une dame toute verte se dressait devant lui, l'entraînait au Saut des Cuves, et, le saisissant par les cheveux, le balançait au-dessus de la cascade.
Quand le pauvre hère épouvanté avait recommandé son âme à Dieu, elle courait le déposer où elle l'avait pris, et poussait de grands éclats de rire.

 

La Vogeotte (Doubs) est une petite dame verte qui épie à toute heure les enfants qui vont folâtrer seuls auprès du ruisseau;
elle est armée de longs crochets avec lesquels elle peut les saisir par les plis de leurs blouses pour les attirer dans l'eau et les faire manger à ses poissons.

Les esprits qui, pour tromper les hommes, font entendre des appels, sont connus en un grand nombre de pays;
on les trouve dans les champs, dans les forêts et dans le voisinage des eaux.

Voici les gestes de quelques-uns qui semblent affectionner les ruisseaux et les rivières.

Le lutin de Condes, sur les bords de l'Ain, se plaisait à contrefaire les cris d'un enfant qui se noie, mais il n'était pas foncièrement méchant comme ses congénères de Basse-Bretagne.

Dans les environs de Quimper, un des plus connus et des plus redoutés des lutins appelés Hoppeurs, appeleurs, est Ian an Od, Jean du Rivage;
il se tient toujours sur le bord des rivières, faisant entendre continuellement le cri : « Iou hou hou ! » cri guttural familier aux paysans bretons lorsqu'ils rentrent le soir.
Si quelque passant lui répond, Ian an Od franchit en un clin d'œil la moitié de la distance qui le sépare de l'imprudent, et répète le même cri.
Si le passant y répond encore, le lutin franchit la moitié de l'espace qui lui reste à parcourir.
Enfin si on y répond une troisième fois, Ian an Od se trouve subitement près de sa victime qu'il étrangle ou qu'il noie s'il est auprès d'une rivière.

 

 

On raconte en divers pays que les fées venaient laver sur le bord des rivières, parfois en plein jour, mais plus généralement la nuit.
Celles du Roussillon, après y avoir fait leur lessive, étendaient au soleil leur linge qui était beau et tissé de fleurs odorantes.
Si un passant téméraire osait y toucher, il était pétrifié sur-le-champ, ou ses bras étaient brisés comme du verre.
D'autres assuraient que les plus grandes félicités étaient réservées à celui qui parvenait à leur dérober une pièce de linge; on dit encore, en Cerdagne, d'un homme qui a fait une rapide fortune, qu'il s"est emparé d'une serviette.
Un pêcheur de Prades se rendit auprès des laveuses et, tout en causant avec elles, il laissa tomber sur une coiffe un filet garni de glu, mais il eut beau fuir à toutes jambes, il fut rattrapé et battu par les dames irritées.

Des laveuses de nuit, assez mal définies, mais d'un caractère aussi malveillant, hantaient jadis les berges des rivières et des canaux des environs de Dinan.
Elles arrêtaient les chalands, tiraient les câbles sur le halage et faisaient tourner les barques comme des toupies : chevaux et conducteurs s'en allaient au fond des eaux.

 

Le fantôme d'une jeune fille qui, après avoir été trompée, se noya de désespoir au pont de l'Isle dans la Beauce, s'y montre parfois;
il plane sur la rivière sans toucher les roseaux, et toute la nuit il effeuille des pâquerettes.

 

Dans quelques contes, le héros, pour arriver dans le monde surnaturel, est obligé de franchir une rivière, où se trouve un passeur, qui est condamné à remplir ces fonctions pendant des centaines d'années, à moins qu'un voyageur, étant dans son bateau, ne lui dise où il va, ou, au retour, d'où il vient.
Le passager qui répondrait à cette question serait contraint de prendre sa place;
la même chose arriverait s'il gardait à la main la mèche que le passeur lui présente pour allumer sa pipe.
Parfois il doit éviter d'entrer dans la barque à reculons sous peine de remplacer pour toujours le batelier.

 

D'autres bateliers, sans appartenir au monde satanique, étaient dangereux pour leurs passagères, et la légende des bords de l'Ain, qui raconte la terrible punition de l'un d'eux, avait probablement pour point de départ un fait réel.
Le passeur du Porein exigeait, outre son salaire, un baiser de toute jeune femme ou jeune fille qui entrait dans son bateau.
Un soir, il vit s'avancer une veuve tout habillée de noir, qui entra dans la barque et tomba, tout en larmes, sur un banc.
Sous ce manteau de deuil, le batelier crut deviner une femme jeune, peut-être jolie.
Dès qu'il fut éloigné du bord, il s'élança vers la passagère et voulut la prendre dans ses bras; elle résista, elle protesta, supplia, cria, mais elle était loin de tout secours et nul ne lui répondit.
La malheureuse fléchit, et il s'approcha d'elle pour l'embrasser.
Mais la veuve rejeta son manteau, sa robe et ses voiles, et le batelier épouvanté vit qu'il tenait dans ses bras le prince des ténèbres, qui le regardait en ricanant.

« Tu es à moi, lui dit-il, et c'est moi qui t'embrasserai. »

Alors il brisa la corde qui retenait la barque, pris dans ses bras de fer le misérable, et le couvrit d'un manteau de feu qui, bientôt, les entoura tous deux :
puis brûlant comme deux torches vivantes dont les flammes éclairaient la nuit, l'homme et l'Esprit commencèrent un voyage fantastique.
La barque descendit la rivière, arriva sur le Rhône, traversa Lyon, Vienne, Valence, Avignon, Arles.
Attirés par des cris affreux, les riverains voyaient briller comme un météore ces deux corps qui brûlaient en se tenant embrassés.
Au matin, la barque et les voyageurs disparurent dans les flots de la mer.

 

Les eaux dormantes

Les récits populaires sur l'origine ou les hantises des eaux, dont la caractéristique est de sembler dormir entre leurs rives ont une parenté évidente, qu'il s'agisse des beaux lacs limpides des montagnes, des étangs naturels ou créés par des barrages, ou des marais aux eaux mornes, chargés de matières en décomposition, qui étendent souvent sur tout un pays leur influence pestilentielle.

On raconte en France et dans les pays de langue française un grand nombre de légendes sur les circonstances merveilleuses qui ont présidé à la naissance des lacs, des marais et des étangs.
Elles se lient souvent, comme celles des villes englouties sous les flots de la mer, à des manifestations de la colère des puissances célestes.

Les plus répandues rappellent deux thèmes anciens et bien connus :
celui de la gracieuse fable de Philémon et Baucis et le récit biblique de la destruction des villes impies et corrompues de la mer Morte.

Voici une légende recueillie en Haute-Loire en 1875, pays où nombre de chansons populaires parlent des voyages que fait sur terre Jésus-Christ sous la figure d'un mendiant.

La ville d'Issarlès était au milieu d'une vaste campagne. Un jour un pauvre vint y demander l'aumône;
il commença par les maisons des champs, et il fut bien accueilli dans les deux premières;
dans l'une, on venait de boulanger pour mettre au four et on le pria d'attendre, mais il répondit que le pain était cuit, et, en effet, en ouvrant la maie, on vit que le pauvre avait dit vrai.
Il mangea avec ses hôtes et il lui donnèrent un petit pain.
Il les quitta en disant :
« Dans peu, vous entendrez un grand bruit, mais soyez sans inquiétude. »
Il parcourut ensuite la ville, où il fut partout rebuté.
Il allait la quitter, lorsqu'il aperçut deux petites maisons;
il entra dans la première et la femme lui répondit mensongèrement qu'elle n'avait pas de pain, mais seulement du levain.
Auprès de la seconde cabane, il demanda un peu de lait à une femme qui trayait une chèvre, et qui s'empressa de lui en offrir une tasse.
Le pauvre qui était Jésus-Christ, lui dit :
« Vous allez entendre un grand bruit, mais si grand qu'il soit, ne vous retournez pas et continuez à traire votre chèvre. »
Au même moment, un grand bruit éclata; c'était la ville d'Issarlès qui s'enfonçait dans la terre béante.
La femme tourna à demi la tête, mais elle n'avait pas achevé ce mouvement qu'elle fut engloutie avec la ville.
Une nappe d'eau ne tarda pas à recouvrir toutes ces ruines.
Par un temps clair, on aperçoit au fond du lac les débris de la cité et l'on distingue à côté d'une petite maison, la dernière de la ville, une femme qui, de ses deux mains, trait une chèvre.

Quelquefois le refus d'hospitalité était, surtout de la part des grands, accompagné de violences et d'insultes.

Un jour que le seigneur de Bex (Suisse romande) était à la chasse, un vieillard vint à la porte du château et demanda un peu de pain et un verre d'eau.
Un domestique allait les lui donner, quand la maîtresse du logis se met en colère, ordonne de bâtonner le domestique et fait lâcher ses chiens sur le pauvre.
Il fuit comme il peut, et arrivé sur un tertre, il étend le bras vers le château en prononçant une malédiction :
la châtelaine et ses gens s'esclaffent de rire.
Mais voilà qu'un orage terrible éclate, l'eau inonde le sol, et, tandis que le vieux mendiant tient toujours le bras étendu, le château s'engloutit.
Quand le seigneur revint, il ne trouva qu'une mare à la place de sa belle demeure.
Sur le tertre où s'était tenu le justicier, un sac en cuir plein d'or était déposé à côté d'une petite pièce de monnaie écornée qu'il reconnut pour l'avoir donnée la veille, étant à la chasse, à un vieillard en haillons.

Le marais de Saint-Michel-en-Braspartz (Finistère) était, il y a plus de mille ans, occupé par une vaste forêt, au milieu de laquelle s'élevait un château superbe.
Une nuit d'hiver, un pauvre pèlerin y pénétra, et demanda au baron une petite place pour y élever un oratoire.
Le seigneur, furieux, le fit mettre au cachot, et déclara que le lendemain le pèlerin servirait de « bête à chasser » dans la forêt.
On lui donna cent pas d'avance, et la meute fut lancée après lui.
Mais au milieu de la chasse, un page vit le pèlerin déployer ses ailes comme un ange pour s'envoler devant les chiens.
Quand on arriva au sommet de la montagne, le baron vit, à la place du fugitif, un ange resplendissant de lumière, et dans la vallée, là où s'élevait le riche domaine, il n'y avait plus que des bruyères que l'on eut dit brûlées par un feu souterrain, et un sombre marécage entouré de noirs taillis.

 

D'autres récits d'engloutissements ne parlent plus de villes entières ou de châteaux, mais d'édifices religieux, de hameaux ou même d'individus, punis de leur impiété ou de leur désobéissance aux prescriptions ecclésiastiques.
Les moines d'un couvent qui existait à l'endroit où se trouve le petit lac de Flers (Normandie), s'étant enrichis, se relâchèrent peu à peu et devinrent impies et dissolus.
La veille d'une fête de Noël, au lieu de se rendre à l'office divin, ils se réunirent pour un profane réveillon.
Lorsque vint minuit, le frère sonneur étant à table avec les autres, la cloche qui d'ordinaire, à cette heure se faisait entendre pour appeler les fidèles à la messe, se mit à sonner d'elle-même.
Il y eut alors dans le réfectoire un moment de silence et de stupeur.
Mais un des moines les plus libertins entoura d'un bras lascif une femme assise à ses côtés, prit un verre et s'écria :
« Entendez-vous la cloche, frères et sœurs; Christ est né, buvons rasade à sa santé ! »

Tous les moines répétèrent ses paroles, mais aucun n'eut le temps de boire; la foudre frappa le couvent qui oscilla sous le choc, et disparut à une grande profondeur sous la terre.
Les paysans, qui s'étaient empressés d'accourir à la messe, ne trouvèrent plus, à la place du monastère, qu'un petit lac, d'où l'on entendit le son des cloches jusqu'à ce que la première heure du jour eût retenti.

 

Des légendes des Pyrénées font remonter l'origine d'un lac à l'énorme quantité d'eau absorbée, puis rendue par un monstre.
Le plus grand serpent que l'on n'ait jamais vu se traînait jadis sur le plateau d'une montagne verdoyante :
de beaux troupeaux allaient et venaient dans la vallée qui s'étendait au-dessous, mais pasteurs, chiens et troupeaux, enlevés de terre par une force irrésistible, montaient vers le plateau magique et s'engouffraient dans la bouche du serpent.
Un homme du village d'Arbouix, qui avait beaucoup de courage et d'adresse, résolut de délivrer son pays.
Il établit une forge au lieu le plus secret qu'il put trouver, et lorsque le fer était rouge, il le mettait à la portée du serpent, au péril de sa vie, bien qu'il eut soin de se retirer aussitôt.
Lorsque le monstre, cherchant une proie, regardait de côté et d'autres, il voyait ce fer rouge;
il l'aspirait comme toute autre chose, et par la puissance de son souffle, il l'avalait d'un seul trait.
Le feu se mit à ses entrailles, et il eut une si grande soif qu'il se mit à boire, à boire, et il buvait toujours.
a la fin il creva : l'eau qu'il avait absorbée se répandit et fit le lac d'Isabit.


Suite…


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