Le peuple et l'histoire

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IV. L'Histoire (suite)

c - Des capétiens à la Renaissance

Dante fait dire à Hugues Capet :
« Je fus fils d'un boucher de Paris, et de moi sont nés les Philippe et les Louis dont la France est depuis peu gouvernée. »
Il avait pu, lors de son séjour à Paris, entendre cette tradition qui se serait perpétuée longtemps dans la corporation des bouchers.
Elle était encore populaire au 15ème siècle et même à l'époque de la Ligue :
Se fusse des hoirs Hue Capet
Qui fut extraict de boucherie.

Au 17ème siècle, en parlant d'un homme hardi, on disait :
« C'est un Richard Sans Peur. »
Ce dicton consacrait le souvenir de Richard Ier, duc de Normandie, dont le courage fut si grand qu'il donna lieu parmi le peuple à une foule de récits extraordinaires.
Ces récits ont fournis la matière d'un petit roman en prose et en vers, plusieurs fois réimprimé dans les 15ème et 16ème siècles, intitulé :
Vie de Richard Sans Peur, duc de Normandie.

 

On dit encore dans le pays de Bayeux d'un homme turbulent et méchant :
« C'est pis que Robert-le-Diable. »
La terrible et épouvantable histoire de ce prince fait encore trembler les paysans dans les longues soirées d'hiver.
Son souvenir est attaché à plusieurs châteaux, entre autres à celui des Moulineaux, où on le voit apparaître sous la forme d'un loup efflanqué, parfois aussi sous celle d'un ermite.


Guillaume dit le Bâtard, à cause de sa naissance, et le Conquérant parce qu'il s'empara de l'Angleterre, a été l'objet de légendes.
La plupart sont aujourd'hui mortes; mais il tient encore une place dans le folklore normand.
Pour exprimer une chose ancienne, on dit :
« C'est du temps du roi Guillemot. » (Ses sujets l'appelaient familièrement le gros roi Guillemot)
Si on voit une vieille statue, c'est celle du duc Guillaume, des ruines, ce sont celles du château du Conquérant, si une église est ancienne, nul doute qu'elle a été bâtie par lui.
La légende lui attribue de nombreux actes de violence :
il traîne par les cheveux sa femme Mathilde (voir chap. "Les nobles et leurs pairs), il assiège Grimoult et s'empare de son château qu'il fait démanteler, le poursuit et lui tranche la main à l'endroit où s'élève la Croix à la Main;
et quand il l'a pris, il ordonne au bourreau de l'écorcher vif avec un couteau de bois, au lieu appelé Corps-Nus, le fait ensuite, vivant encore, tirer à quatre chevaux, et met sa peau en guise de housse sur son coursier.

 

De Guillaume à Philippe Auguste, c'est-à-dire pendant près d'un siècle, on ne rencontre aucune tradition orale qui s'applique sûrement à un personnage historique.
Les croisades elles-mêmes n'ont laissé qu'un souvenir effacé qui se réduit à des variantes d'une histoire merveilleuse où figurent divers chevaliers, dont quelques-uns sont même postérieurs aux croisades.
On a désigné, sous le titre du Retour du croisé, une légende dont le thème initial est le transport miraculeux d'un guerrier depuis le pays lointain, où il est retenu captif, jusqu'à sa terre natale;
souvent il invoque la Vierge ou un saint, et après avoir promis une fondation pieuse, il se retrouve à l'endroit où s'élèvera plus tard une église ou un monastère;
plus rarement, il a recours, non à un personnage sacré, mais au diable lui-même.
cette légende se forma vraisemblablement à une époque voisine des guerres contre les infidèles.

La fondation de l'abbaye de Béthaine est l'objet d'une légende encore populaire en Franche-Comté, et qui dérive vraisemblablement d'une source monacale :
le chevalier Aimé de Faucogney, prisonnier des mahométans, fut averti dans son cachot que sous trois jours il serait tué et mangé par ses ennemis.
Il invoqua la Sainte Vierge, promettant de lui construire un monastère sur son domaine, au lieu où il serait miraculeusement transporté.
Sa prière fut exaucée; une nuit sa prison s'ouvrit, et tout à coup, il se retrouva au milieu des broussailles dans le val de Bethaine où fut bâtie l'abbaye de ce nom.

Trois chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, esclaves des infidèles, s'étant voués à la Mère de Dieu, furent, par des moyens que l'on ne dit pas, portés depuis la Turquie jusqu'aux bords de la Somme, où par reconnaissance ils fondèrent l'église de Notre-Dame de Liesse.

Parfois le mode de transport est plus nettement indiqué;
une sainte, qui protégeait un seigneur normand captif, le déposa pendant son sommeil dans une cage de bois, à laquelle elle fit faire en vingt-quatre heures le trajet de la Turquie à Limoges.

 

Lorsque des guerres ont lieu dans des pays lointains et qu'elles sont de longue durée, il arrive assez fréquemment que des gens disparus et supposés morts soient simplement prisonniers;
ils reviennent après plusieurs années, et retrouvent leur femme entre les bras d'un nouvel époux.
Quelquefois le mari est averti par une puissance surnaturelle du prochain mariage, et il peut, au moyen de conditions parfois assez dures, l'empêcher de s'accomplir.
Cet épisode figure dans quelques versions du conte si répandu de Jean de Calais.
Dans les légendes, c'est assez souvent le diable qui prévient le mari, et qui le transporte à son château le matin du jour où sa femme va contracter une nouvelle union.

Le comte de Brison ayant appris que le bruit de sa mort s'était répandu, et que sa femme allait épouser un jeune seigneur, appela le diable et lui promit son âme s'il voulait le transporter à son château avant la célébration du mariage.
L'époux, grâce à Lucifer, arriva au moment où les fiancés entraient à la chapelle pour recevoir la bénédiction nuptiale;
il provoqua son rival à un duel qui se termina par la mort des deux champions;
Brison eut le temps de se réconcilier avec Dieu, et le démon furieux disparut en emportant une des pierres de la tour.

Dans un conte de Gascogne, un seigneur captif en Terre sainte est transporté sur le dos du diable, qui l'a prévenu du prochain mariage de sa femme, à la condition que celui-ci aura la moitié du premier repas que le seigneur fera avec elle;
il arrive chez lui, se fait connaître en montrant la moitié de son contrat de mariage, et ne donne au diable que des coquilles de noix.

 

Quelquefois le mari survient sans avoir eu besoin de recourir aux puissances infernales.
Une complainte, qu'on chante souvent aux veillées aux environs de Jallais, a pour héros le seigneur de la Chaperonnière, Jean Chaperon, appelé à cause de sa courte stature, le Petit Chaperon.
Ayant reçu le lendemain de son mariage l'ordre d'aller combattre les Maures en Espagne, il brisa son anneau, en remit un fragment à sa femme, et partit sur un vigoureux cheval blanc et noir, nommé la Pie.
Pendant sept ans, on ne reçut aucune nouvelle de lui, et la châtelaine, qui avait donner le jour à une fille, crut que son époux n'existait plus, et elle décida à se remarier.
Le jour du mariage, lorsque les invités se livraient à la joie, les cloches de la chapelle se mirent tout à coup à sonner d'elles-mêmes, et la fille du Petit Chaperon s'écria :
« J'entends hennir la Pie de mon père; »
Quelques instants après, un cavalier bardé de fer et couvert de poussière se dirigea vers l'église dont la porte s'ouvrit devant lui, traversa la nef à cheval et alla déposer sur l'autel un morceau de la Vraie Croix.
Jean chaperon se rendit ensuite dans la cour du château, et surpris de voir une foule si brillante, il demanda la dame de la Chaperonnière et apprit qu'elle venait de convoler à de secondes noces.
Il alla trouver le nouvel époux et lui proposa de jouer l'infidèle aux dés.
Mais quand celle-ci se présenta tout éplorée, Jean Chaperon s'élança vers elle, la prit dans ses bras et s'enfuit avec elle.

 

Malgré sa double qualité de roi et de saint, le folklore de Saint Louis n'est pas considérable.
Au-dessous de Civrac, on montre un dolmen sur lequel il aurait couché après la victoire de Taillebourg;
il s'appelle Pierre qui vire ou Pierre de Saint Louis. (voir page "flore 2" les lances qui reverdissent)
Le peuple de Paris se souvint longtemps du chêne de Vincennes sous lequel il rendait la justice.

Un conteur du 16ème siècle a raconté, probablement d'après une source orale, une anecdote dont il est le héros :
« Le roi, étant à la chasse entre Melun et Fontainebleau, fut rencontré par trois larrons épieurs de grand chemin qui voulurent le tuer;
mais l'un d'eux était d'avis qu'on se contentât de lui prendre son argent.
Le roi les pria de le laisser sonner de sa trompe deux ou trois fois, leur disant qu'après ils feraient de lui ce qu'il leur plairait.
Avant qu'il eut sonner ses trois coups, ses gentilshommes accoururent et prirent les trois galants;
le roi pardonna à celui qui l'avait gardé, mais fit étrangler incontinent les deux autres. »

La reine blanche, restée dans la tradition, est pour le peuple la mère de saint Louis.
Lefeuve assure qu'en 1854 on vénérait encore dans la rue des Bourdonnais (Paris) une borne, dite le Pas de la reine, dont Blanche de Castille se servait pour monter sur son ânesse.

 

C'est au règne du premier des Valois que remonte la querelle, dynastique, et si funeste aux deux nations, entre les Anglais et les Français.
Les principales traces légendaires laissées par les Anglais se rapportent à l'époque où ils occupèrent plusieurs provinces de France, et exercèrent leurs ravages dans d'autres.
Ils reçurent des sobriquets qui n'ont pas tous disparu.
Celui de Godon était usité en Normandie dans la première moitié du siècle dernier.
On le trouve dans l'histoire de Jeanne d'Arc et dans plusieurs passages de chansons normandes.
L'une d'elles appelle les Anglais :
« Godons, panches à pois. »
Godon est une forme francisée du juron Goddam.
« Anglais couez », populaire au moins jusqu'au 16ème siècle, vient du préjugé qui leur attribuait un prolongement de la colonne vertébrale.
Parmi les nombreux surnoms que les paysans donnent aux porcs, on relève en Haute-Bretagne celui d'Anglais.

Si l'on fait abstraction des récits de batailles, de sièges et de chevauchées, dans lesquels les Anglais sont parfois représentés comme pillards, insolents et cruels, le peuple des provinces du Centre, de l'Ouest et du Sud-Ouest ne leur donne pas un vilain rôle.
Il semble être resté frappé de la puissance de leurs constructions, et leur fait honneur de beaucoup d'édifices remarquables par leur force ou leur étrangeté, même quand ils sont antérieurs ou postérieurs à leur domination.
Dans l'Aveyron, on leur attribue l'érection des mégalithes;
des dolmens sont dits Tombes des Anglais; un aqueduc est appelé la Cave aux Anglais.
Dans la Charente-Inférieure, leur nom se rapporte aux souterrains-refuges.
Dans les Landes gasconnes, ils ont amassé de grosses buttes pour y cacher leur argent.

Quelques anecdotes légendaires semblent se rattacher à la résistance qui leur fut opposée.
Un capitaine français, qui guerroyait contre eux aux environs de Sainte-Suzanne, avait fait établir un système télégraphique qui consistait à cacher de demi-lieue en demi-lieue, dans un arbre touffu sur une éminence de terrain, un homme qui faisait mouvoir trois signes :
la croix, le cercle, la fourche, et par leurs combinaisons, il était renseigné sur les mouvements des ennemis.

 

La bataille de Baugé, où les Anglais commandés par le duc de Clarence furent vaincus, date de 1421, l'avant-dernière année du règne de Charles VI.
Une enquête faite avec beaucoup de soin, a relevé bon nombre de faits traditionnels qui s'y rapportent.
Quelque temps auparavant, les Anglais renversèrent dans le Loir le clocher de l'église Sainte-Colombe, dont la cloche fit entendre ses sonneries pendant longtemps, au fond de l'eau, à chaque grande fête religieuse.
Au même endroit, ils brûlèrent vive une jeune fille, mais de la fumée du bûcher s'éleva tout à coup une colombe, qui leur dit :
« Vous mourrez tous, par ordre divin, entre deux paroisses qui portent le même nom. »
Arrivés à Baugé, les Anglais s'enquirent du nom de la ville, Baugé, et de celui de la localité avoisinante, le Vieil-Baugé.
La prédiction de la colombe leur revint à la mémoire, et ils se dirent :
« C'est donc ici que nous devons mourir ? »
L'événement justifia en effet cette appréhension, car ils furent presque tous anéantis, à Baugé, et le combat fut si meurtrier que la roue d'un moulin situé en bas fit trois fois le tour sur elle-même par suite de l'abondance de sang qui s'écoulait de la hauteur.
La tradition fait faire à la monture du duc de Clarence, fuyant le champ de bataille, des bonds prodigieux et l'on montre en plusieurs endroits les empreintes de son fer.
Celle de la reine d'Angleterre, qui accompagnait ses troupes, fit également un saut merveilleux attesté par une dépression sur une pierre.

Une tradition de l'Albret attribue l'expulsion des Anglais à l'intervention d'un personnage mythologique :
« C'est un géant de la Lande, Gargantua, qui les en chassa en leur lançant, comme des houlettes, les plus gros chênes qu'il déracinait aussi facilement que des poireaux. »

 

Jeanne d'Arc n'a pas en réalité de légende, bien que peu de personnages s'y prêtent autant, non seulement dans les actes extraordinaires de sa vie, mais aussi en raison des circonstances qui les précédèrent.
C'est en effet près d'un arbre des Fées et dans le voisinage de la fontaine aux Bonnes Fées Notre-Dame qu'elle eut ses visions;
beaucoup d'autres de ses gestes tiennent du merveilleux.
De son vivant elle a passé pour invulnérable, et les plus simples d'entre les soldats et les habitants de Troyes assuraient qu'une multitude de papillons blancs voltigeaient tout alentour de sa bannière.
Peu de temps après son supplice, le bruit courut qu'une colombe s'était envolée de son bûcher.

Gilles de Retz, qui après s'être illustré à la guerre, commit des actes de cruelle folie, est devenu dans la partie de l'Ouest de la France, où étaient situés ses immenses domaines, un personnage légendaire, qui porte tantôt ce nom, tantôt celui de Barbe-Bleue.
Dans le pays Nantais, tous les châteaux sans propriétaire avéré sont ceux de Gilles de Retz.
Une petite tradition de la Loire-inf. le représente comme un puissant constructeur :
il fit faire un aqueduc en une nuit pour plaire à une jeune fille d'Arthon, qui lui avait déclaré qu'elle l'aimerait que quant il aurait amené dans ce bourg les eaux de la fontaine Bonnet.
Les récits populaires n'ont pas oublié ses crimes, et même ils en ont parfois enrichi la liste.
Ses empocheurs sont encore célèbres à Nantes, et les enfants les redoutent autant que les lutins et les farfadets.
A Tiffauges, on montre la chambre où il égorgeait ses petites victimes, et les paysans vendéens s'imaginent que celle où il pendait ses femmes existe encore dans un coin de ce château.

Une légende qui s'est formée en Anjou et en Bretagne mêle les épisodes de l'histoire de Gilles et ceux du conte de Perrault.
On prétendait qu'il enfermait ses femmes dans de petites îles, appelées îles enchantées, que l'on voit dans l'étang du Château de Princé. (Gilles était seigneur d'Ingrande, de Chantocé, Machecoul, Bourgneuf, Pornic, Princé, etc., ce qui fait que chacun de ces lieux se dispute l'honneur de posséder le château de Barbe-bleue)
Pendant longtemps, on montra dans l'ancienne église de Saint-Nicolas une pierre tombale sous laquelle, disait-on, elles étaient enterrées, et qui portait, sculptés, sept ronds égaux;
sept beaux arbres voisins d'une chapelle, près de Verrières, commémoraient aussi leur souvenir.
Suivant la tradition de Tiffauges, c'est là, et non à Nantes, qu'il subit son supplice;
comme tant d'autres personnages méchants, il fut mis dans un tonneau rempli de pointes acérées, que l'on fit rouler du haut de la colline jusque dans la vallée.
Le peuple a pensé que sa fin tragique avait suffisamment racheté ses fautes;
une sorte de monument expiatoire, qui avait été élevé sur le lieu de son supplice, possédait même des vertus spéciales;
on appelait N.-D. de Créelait la statue de la Vierge, placée avec saint Gilles et saint Laud dans une sorte de niche;
les nourrices y allaient en pèlerinage pour avoir du lait, et en 1839, on y déposait encore du beurre et des offrandes.

 

Le nom de Jacques Cœur, l'argentier de Charles VIII, a été synonyme d'opulence.
Un récit du Forez prétend que Jacques Joli-cœur, nom qu'il porte dans le Centre, commença sa fortune en dérobant le diamant merveilleux d'un serpent (vouivre).
Les paysans voisins du château de Rouillères disent que les moines aidèrent Jacques Joli-Cœur à creuser des souterrains, de ce château qui leur appartenait jusqu'à celui de Boisy où il faisait sa résidence;
quand il fut tombé en disgrâce, ils le surprirent la nuit qu'il faisait sa prière à leur chapelle de Rouillères et le livrèrent aux soldats du roi;
à Riannes, il existerait d'anciens souterrains par lesquels il faisait couler ses vins pour les amener de ses pressoirs de Sancerre à ses caves de Bourges.


Suite…


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