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Suivant des traditions que l'on constate dans un grand nombre de pays, et à
des époques variées, des personnages possèdent le don
de cheminer sur les eaux aussi facilement que sur un terrain solide.
Plusieurs légendes, localisées sur les côtes de France,
racontent que des bienheureux ou des entités de diverses natures ont
traversé la mer sans s'y enfoncer, et quelquefois sans même
se mouiller les pieds.
Et certains ont laissé comme témoignage de ce parcours miraculeux
des traces encore visibles, que les pêcheurs montrent et qui leur
servent à expliquer des particularités dont ils ignorent les causes.
Lorsqu'il fait calme, et que la marée est à peu près
haute, on remarque, surtout dans les baies, des rubans dont l'azur
plus clair se détache, avec une sorte de ton argenté, sur
le bleu d'alentour.
C'est la Voie lactée de la mer, et, de même que celle de la voûte
céleste, elle a tout naturellement éveillé l'idée
d'un chemin merveilleux, tracé par les pas des divinités
ou des saints.
Aux environs de Saint-Malo, lorsque ces taches apparaissent après
gros temps, on les appelle « Sentes de la Vierge »;
c'est la marque laissée par la mère de Dieu, qui est descendue
sur les flots en furie et est passée un peu partout pour les calmer.
Voici une autre origine des sentiers de la Vierge sous une forme littéraire
mais d'après des croyances populaires :
Lors de la bataille de 1758, une dame blanche s'éleva dans l'air,
sortant du vieux puits du village de l'Isle, patrie de sainte Blanche;
c'était la Sainte Vierge qui jusque-là était restée
immobile dans une niche creusée dans la paroi.
Elle descendit sur le rivage et glissa sur les eaux;
son voile de mousseline, se déroulant sans fin, semblait la crête
des dunes.
Voilà pourquoi, pendant tout le combat, les Anglais tirèrent trop
haut et ne firent que peu de mal aux troupes françaises.
L'ineffaçable sillage de sa robe est resté sur les eaux,
et c'est depuis qu'il y a dans ces parages de longues traînées
blanches.
Les pêcheurs de la baie de Saint-Cast rattachent, le plus souvent, ces
raies claires à des épisodes de la légende de sainte
Blanche, née dans leur principal village, où elle est l'objet
d'un culte.
Les Anglais l'y ayant surprise et emmenée sur un vaisseau jusqu'à
Londres, elle leur échappa, et, cheminant sur l'eau, elle revint
en quelques heures à son pays natal.
Son parcours, qui est parfois encore visible, est le « Chemin de
sainte Blanche ».
Plus tard, elle épousa un capitaine de vaisseau qu'elle suivait
à la guerre;
il fut tué dans un combat, et le découragement se mettait dans
l'équipage, lorsque l'héroïne sauta à la mer,
et se dirigea à pied sec vers les Anglais qui, effrayés de ce
prodige, s'enfuirent en toute hâte.
Sa statue semble avoir eu le même privilège :
prise dans sa chapelle par les ennemis, elle s'anima tout à coup
lorsqu'ils l'eurent insultée, s'élança du vaisseau, et
traversant la mer où elle laissa un chemin, elle vint se replacer
dans sa niche.
En Basse-Bretagne, les personnages sacrés n'ont pas marqué leur passage sur la surface de la mer, quoique plusieurs l'aient parcourue à pied sec, comme saint Guénolé, qui, la frappant de son bourdon, s'avança sur les ondes avec ses compagnons aussi aisément que sur une route ordinaire.
Le nom de Hent ar Santez, chemin des saintes, par lequel on désigne
parfois ces taches dans le nord du Finistère, indique le trajet
d'esprits de l'autre monde.
Après le naufrage où périrent sainte Ursule et ses
compagnes, les cadavres de celle-ci furent portés sur le rivage, et on
en enterra 7777 dans le cimetière de Lanrivoaré.
Mais le corps de leur reine est resté sous les eaux; parfois les
saintes sortent de leur tombe, et pour essayer de la retrouver, se promènent
sur la mer où leurs pieds laissent leur empreinte.
Le « Sillon de saint Germain », dans la baie de la Fresnaye,
séparée de l'anse de Saint-Cast par une simple presqu'île,
commémore le passage de la statue de ce bienheureux.
Elle se trouvait à Plévenon, sur la côte en face de celle
où est située l'antique église où on la voit encore,
lorsqu'arriva le jour du pèlerinage annuel;
mais le temps était si mauvais qu'aucun bateau n'osa sortir pour
l'y reporter.
Afin de ne pas contrarier les fidèles qui allaient venir à son
sanctuaire, la statue se mit en mouvement et traversa toute seule la
mer.
A Diélette, le « Chemin de saint Germain » perpétue
le souvenir du trajet que fit un saint Germain, différent
de celui de la Fresnaye, lorsqu'il vint délivrer ce pays du tribut
que l'on payait au Serpent du Trou Baligan.
Un jour qu'on amenait un enfant au monstre, on vit sur la mer, alors
calme et unie, un homme qui se tenait debout, une crosse d'évêque
à la main, une mitre sur la tête et une grande chape sur le dos.
Il semblait glisser, et, quand il s'approcha, on s'aperçut qu'il était
porté sur une rouelle de charrue.
C'est en raison de cette circonstance qu'on l'appela saint Germain de la Rouelle.
Le « Chemin de saint Jacques », dans la Vilaine maritime,
n'est plus une sorte de sentier caractérisé par une teinte
claire, mais un large ruban d'écume que l'on voit surtout après
les tempêtes.
Il occupe tout le milieu du lit, et se dirige, avec le flot, vers l'amont.
Les gens du voisinage disent qu'il se produit aux endroits où ce saint
remonta le fleuve en marchant sur les eaux.
La faculté attribuée aux saints de marcher sur les eaux,
qui figure déjà dans plusieurs légendes du Moyen Age, dérive
peut-être du trait célèbre de la vie du Sauveur qui
s'avança, sans s'y enfoncer, sur les flots du lac de Génésareth.
Toutefois cette donnée n'appartient pas en propre au cycle chrétien
et elle lui est antérieure :
Neptune avait accordé ce privilège à Orion, et le
dieu finnois Vainamoinen l'avait également.
Dans les légendes du 19ème siècle, des entités qui
n'ont aucun rapport avec le christianisme le possèdent aussi.
Les pêcheurs de la Manche assurent qu'ils ont vu se promener sur les vagues des êtres à apparence humaine, revêtus d'herbes marines, dont la résidence est au-dessous des flots, et qui semblent apparentés à l'homme de mer des grottes, et aux Tud-gommon, nains habillés de goémon, dont on parle aux environs de Tréguier.
Parfois ces apparitions se montrent seulement pendant la tempête
ou lorsque les navires courent des dangers :
quand les marins du pays de Tréguier sont entourés, en pleine
mer, de brumes si épaisses qu'ils ne peuvent reconnaître
leur route, des petits démons noirs, Diauwlo bihan dû, ou
lutins noirs, Cornandonet dû, dansent autour d'eux pour les amuser
et ils poussent tout doucement les barques vers les écueils.
Victor Hugo a décrit avec force détails un génie, moitié homme et moitié poisson, qui est surtout visible dans la mer violente, se dresse debout au milieu des vagues roulées, se tient tout entier hors de l'écume et se met à danser s'il y a à l'horizon des navires en détresse. (Les travailleurs de la mer)
Des personnages qui ne sont plus de ce monde, bienheureux sortis du
Paradis, ou revenants condamnés à des pénitences
posthumes, se promènent aussi sur les flots.
Leur marche a le même caractère merveilleux que celle des
saints en chair et en os ou des génies.
D'après la conception populaire actuelle, surtout dans les récits
bretons, les morts ne sont point, comme ceux de l'Antiquité classique,
des ombres impalpables et légères, mais des êtres
aussi matériels et aussi lourds que les vivants, et qui peuvent
accomplir les mêmes actes.
Un cantique, composé au 17ème siècle par le P.
Maunoir sur le thème populaire de Jean de Calais, en présente
un exemple typique :
un mort qu'un jeune homme avait fait enterrer par charité vient
le trouver dans l'île où il était abandonné,
en marchant sur la mer comme sur la terre ferme, et c'est de la même manière
qu'il le transporte au rivage en le portant sur son dos.
Une ancienne légende poitevine raconte qu'un pêcheur, étant
allé tendre ses filets la nuit, vit se dérouler une immense
procession de vieillards et de jeunes gens, vêtus de blanc, qui
semblait se diriger, en cheminant sur les flots, du côté
de Saint-Michel-de-l'Herm;
la troupe grossissait sans cesse, et un vieillard vénérable, qui
n'était autre que saint Giraud, se détachant du cortège,
s'approcha du rivage pour parler au pêcheur.
Les marins du Morbihan disent que l'on aperçoit de temps en temps, entre
Locmariaker et l'Ile aux Moines, un berger en soutane noire qui
s'avance sur les lames sans s'y enfoncer;
le fouet à la main, il conduit un nombreux troupeau.
c'est un vieux recteur de Baden, dont l'âme est en peine, faute de messes
et de prières.
Trois ou quatre fois l'an, quand la lune est haute sur le ciel, un moine sort de l'ancienne abbaye du Guildo (C.-d'A.), descend vers l'Arguenon, et après avoir traversé, en cheminant sur les eaux, le bras de mer que forme l'embouchure du petit fleuve, il disparaît derrière les blocs de rochers qu'on appelle les Pierres sonnantes, et qui passent pour fermer l'entrée du trésor du diable.
Les femmes qui, la nuit, partaient d'une île voisine d'Arz
et traversaient la mer à pied sec, appartenaient aussi au monde
des morts, comme les deux fantômes enlacés que les pêcheurs
de Piriac voient parfois, le soir, courir sur la cime des vagues.
Ce sont ceux d'une dame et de son époux; celui-ci s'étant noyé
sous les yeux de sa femme, elle devint folle de douleur et se laissa surprendre
par la mer dans une grotte de la falaise.
On peut rattacher à ces promenades d'habitants de l'autre monde,
bien que la manière dont ils se tiennent au-dessus des eaux soit assez
peu clairement indiquée, l'assemblée annuelle des noyés
dans la baie des Trépassés dont un écrivain romantique
nous a laissé une description, évidemment très poétisée,
que voici en substance :
Le jour des Morts, les âmes des noyés s'élèvent sur
le sommet de chaque vague et on les voit courir à la lame comme une écume
blanchâtre et fugitive.
Toutes celles qui habitèrent le doux pays et eurent les flots pour linceul
se rencontrent en cet endroit.
Chaque vague qui passe porte une âme, cherchant partout l'âme d'un
frère, d'un ami ou d'une bien-aimée;
quand elles se rencontrent face à face, elles jettent ensemble un triste
murmure, et passent, forcément entraînées par le
flot qu'elles doivent suivre.
Quelquefois aussi un bruit confus et prodigieux frémit sur la
baie, mélange inexplicable de doux soupirs, de rauques gémissements,
de cris plaintifs qui sifflent sur la houle.
Ce sont les âmes qui conversent et racontent leur histoire. (E.
Souvestre) (voir sur ce site le chant des Trépassés
page 15 n° 284)
Ceux qui traversaient la mer sans s'y enfoncer ne la touchaient pas
toujours directement :
leurs pieds se posaient sur des objets, parfois peu consistants il est vrai,
mais sans l'aide desquels il semble qu'ils n'auraient pas pu accomplir
leur voyage.
Cet épisode est assez fréquent dans les vies légendaires
des saints de France.
Sainte Marguerite, sur de saint Honorat, franchissait l'espace
entre l'île qui porte ce nom et l'île sainte Marguerite, en étendant
son voile sur l'eau.
La légende provençale de sainte Rossolline raconte qu'au moment où elle mourut, elle apparut à son frère Hélion, prisonnier des Sarrasins, le délivra de ses chaînes, et l'ayant fait placer à côté d'elle sur son voile déroulé sur la mer, le ramena miraculeusement dans son pays.
Saint Gildas, voyant disparaître le navire sur lequel il était monté, se met sur son manteau, et l'attache à son bourdon pour « cueillir le vent ».
Quelques personnages, qui n'appartiennent pas à la légende dorée, ont le même privilège que les saints.
Des femmes, probablement de l'autre monde, traversent le golfe du Morbihan,
n'ayant sous leurs pieds qu'un tablier.
Dans un récit breton, Jean Rouge-Gorge, l'oiseau de la Passion, fait chausser à la bergère Blanche Epine des sabots de hêtre qui lui permettent de marcher sur les flots et d'aborder à une île où elle trouvera la vache dont le lait est inépuisable.
Parfois, les objets sur lesquels sont portés les bienheureux ou les
héros sont plus matériels et plus lourds;
Saint Gravé, comme saint Germain de la Rouelle, traverse la Manche sur
une roue qui allait aussi vite que l'éclair.
Sainte Nennok, saint Budoc, sainte Evette montent sur une auge de pierre
qui se met à flotter comme une barque;
lorsque cette sainte eut touché la terre, son auge s'éloigna de
la côte et s'enfonça dans la mer où on la voit encore
au moment des grandes marées.
Il est aussi des personnages, sacrés ou diaboliques, qui enfourchent
des coursiers, auxquels ils ont donné pouvoir de marcher sur les
flots.
Les gens de Carnoët racontaient que jadis saint Maudé se
rendait régulièrement, le jour de sa fête, à la chapelle
qu'il possède dans cette commune, monté sur un cheval blanc, et
traversant la mer, depuis l'Irlande jusqu'en Bretagne.
Un célèbre sorcier de La Tranche (Vendée), après
avoir cueilli un peu de mousse à la porte du cimetière
à minuit, était emporté comme un éclair, à
l'île de Ré, sur un cheval blanc;
il revenait sur le même coursier, avec une telle rapidité qu'il
ne faisait qu'effleurer les eaux.
Il arrive parfois que la mer devienne extrêmement lumineuse ou
que les vagues semblent tout en feu, bien que cependant elles ne brûlent
pas.
C'est ce qu'on appelle la phosphorescence de la mer.
Lorsqu'il se produit, on dit en Provence, la mar cremo, la mer brûle;
on l'y appelle aussi l'Ardent de la mer, le brasillement.
En Haute-Bretagne, c'est le Brâsi, le charbon ardent; en français
vulgaire, les Flammes marines, le Cordon de feu;
en français du Finistère, le Mordant dans l'eau.
Les pêcheurs de la Manche content que le brâsi est produit par de
petits poissons bleuis par les étoiles;
d'autres, lorsque ces lueurs ondulent ou dansent sur les flots, prétendent
que ce sont les éclairs du hareng;
en Haute-Bretagne, si le poisson se met alors à sauter, les pêcheurs
disent que le feu est dans la mer et qu'il veut s'en aller de peur d'être
brûlé.
La croyance à l'existence des sirènes n'est pas complètement
éteinte;
des gens prétendent les avoir vues ou plus souvent les avoir entendues.
On disait naguère en Bretagne que plusieurs sirènes avaient une
demeure sous-marine non loin du rivage et qu'elles se montraient
parfois à peu de distance de la côte;
quelques-unes semblaient affectionner un endroit déterminé.
La sirène de la Fresnaye se plaisait tout particulièrement dans
la baie dont on lui avait donné le nom, et surtout à l'embouchure
d'une petite rivière qui se jette dans une de ses anses.
C'est là qu'on écoutait sa voix mélodieuse, lorsque,
à mer montante, elle glissait sur les flots :
partout où elle passait, elle laissait une traînée
lumineuse.
Prise par un sabotier un jour que, bercée sur les vagues, elle s'était
endormie, elle le comble de ses dons, pour le remercier d'avoir consenti
à la reporter dans son élément naturel, et quand elle quitte
la Bretagne pour aller dans l'Inde, elle fait présent à ses enfants
d'une bourse inépuisable;
une autre sirène donne une flûte à un petit pêcheur
qui l'avait remise à l'eau, et elle vient à son secours toutes
les fois qu'il en joue.
Les sirènes de l'île de Noirmoutier et du littoral vendéen s'approchent en chantant, et offrent à ceux qui les rencontrent ou les reporte à l'eau quand elles sont échouées de l'argent ou un trésor caché sous une pierre.
La ville de Châtellaillon fut florissante tant que l'on respecta
la sirène qui habitait un rocher du voisinage, qu'on appelle encore son
hôté;
mais, un pêcheur l'ayant blessée, elle annonça avant
de mourir que la capitale de l'Aunis s'en irait tous les jours à
la mer d'un sillon et d'un denier.
Toutes ces sirènes récompensent les gens qui les ont épargnées ou leur ont rendu service, et d'ordinaire celles dont parlent les pêcheurs de la Manche ne noient pas les hommes et viennent parfois à leur secours.
Mais en Basse-Bretagne, comme sur la plupart des côtes de France, les
dames de la mer qui se montrent bienveillantes forment une exception;
des témoignages plus nombreux les représentent comme des créatures
perfides, malfaisantes ou cruelles.
Sur le littoral du Finistère, le nom de la sirène est Mac'harit
an gwall amzer, Marguerite mauvais temps;
Lorsqu'on entend sa voix, il faut se hâter de rentrer au port;
quand elle est en train de chanter, le pauvre matelot peut pleurer.
Les dames de la mer employaient parfois des procédés plus matériels
pour attirer dans leur séjour mystérieux les gens qui leur plaisaient.
Une vie de saint Tudual, composée au 11ème siècle, raconte
que des escholiers se promenaient sur les bords de la rivière de Tréguier,
quand le dernier de la troupe, qui était d'une beauté remarquable,
s'interrompit au milieu d'une phrase, et lorsque ses compagnons se retournèrent,
ils ne le virent plus.
Après l'avoir appelé et cherché vainement, ils invoquèrent
saint Tudual, et un instant après, le jeune homme sortit de l'eau, le
pied droit embarrassé dans une ceinture de soie.
On lui demanda ce qui lui était arrivé et il répondit :
« Des femmes de mer m'ont saisi, entraîné sous les
roches de l'Océan.
Enlevé par elles et bien loin, j'entendais pourtant vos voix.
Alors s'est dressé devant moi un personnage de figure vénérable,
revêtu d'ornements sacerdotaux.
D'un bras puissant, il m'a arraché aux femmes de mer, et, à travers
les ondes refoulées, il m'a ramené au rivage.
A sa vue, les nymphes ont fui, mais l'une d'elles a oublié de
détacher la ceinture dont elle m'avait enlacé;
en preuve de mon enlèvement, la voici. »
Le simple attouchement d'une sirène, le frôlement d'une
partie de son corps suffisait pour forcer un homme à se précipiter
irrésistiblement dans la mer.
C'est ainsi que la « Seraine » du Fort-La-Latte avait enlevé
un grand nombre de jeunes gens :
dès qu'elle avait réussi à toucher l'un deux seulement
du bout du doigt, il ne pouvait éviter de la suivre dans
son palais sous-marin.
Voici un poème extrait d'un recueil de vers mais qui semble emprunté à la tradition :
Porte-moi dans tes bras. Pourvu
que mes cheveux Ne touchent pas ta main, sois sans inquiétude. Mais tes doigts ne pourraient jamais s'en détacher S'ils effleuraient, hélas ! ma chevelure blonde; Je devrais, malgré moi, dans ma grotte profonde T'entraîner sans que rien ne puisse m'en empêcher. |
La croyance à un monde sous-marin, d'une nature particulière, où résident des génies, et dans lesquels les hommes peuvent parfois pénétrer sans se noyer, est très répandue, et on l'a constaté à peu près sous toutes les latitudes.
Les récits qui parlent de la sirène comme d'un être existant
encore, et que l'on peut rencontrer en mer, lui assignent aussi un rôle
malfaisant.
Les marins trécorrois assurent qu'ils l'ont vue quelquefois, et
plus souvent entendue :
elle a la tête et la poitrine d'une femme, le reste du corps est
un poisson.
C'est Dahut, la fille du roi Gradlon, que saint Guénolé,
pour la punir d'avoir vendu la ville d'Is au diable, obligea de se jeter
dans la mer à Poul-Dahut-en-Trestel.
Toutes les sirènes sont nées de celle-là. (Voir
page 8 n° 153 chant
et détails sur la ville d'Is, ainsi que le chapitre II-a, page
suivante)
Leur chant est mélodieux, mais il ne faut pas rester à
l'écouter, parce qu'elles attirent les marins pour les perdre.
Au cap Sizun, une sirène, qui est aussi une incarnation de Dahut,
paraît assez fréquemment auprès des bateaux;
elle annonce toujours la tempête, et on lui donne le nom de Marie
du Cap.
Maint pêcheur du Finistère prétend avoir vu au moins
une de ces divinités de la mer :
elles sont belles comme le jour; leur occupation favorite semble être
de démêler avec un peigne d'or leurs longs et épais
cheveux blonds.
On vante aussi la douceur pénétrante de leur voix, la puissance
de séduction de leurs chants :
elles connaissent de merveilleux soniou qui feraient oublier père,
mère, femme et enfants si on s'attardait à les écouter.
Dans les environs des îles d'Hyères, s'il y a tant de naufrages, c'est que les marins ne songent plus à s'orienter quand ils sont fascinés par le chant si doux et si mélodieux de ces charmeuses.
Les Mari Morgan ont de nombreux points de ressemblance avec les
sirènes, et vers la fin du 19ème siècle, on les confondait
généralement avec elles, bien qu'elles n'eussent pas le corps
terminé en poisson.
Suivant l'opinion la plus commune, elles ont disparu depuis longtemps.
Une légende assure pourtant qu'il y en a encore dans une caverne près
de Crozon.
Il était rare de les rencontrer en pleine mer; elles se tenaient
de préférence dans le voisinage des côtes, à l'entrée
des cavernes, à l'embouchure des rivières.
Très effrontées et versées dans la science des maléfices,
elles poursuivaient les jeunes pêcheurs de leurs sollicitations
amoureuses :
ceux qu'elles parvenaient à séduire étaient entraînés
sous les eaux et on ne les revoyait jamais.
Cette conception se retrouve dans plusieurs récits contemporains, dont
quelques-uns décrivent même, avec une certaine précision,
le séjour des divinités marines :
en Haute-Bretagne, c'est parfois toute une contrée que la mer, rendue
solide par une puissance magique, enveloppée d'une voûte
transparente, à travers laquelle on voit presque aussi bien que
sous notre ciel.
Elle contient des campagnes étendues où croissent des arbres
et des plantes étranges, qui tiennent de la flore terrestre
et de la flore marine;
de longues avenues conduisent à de beaux châteaux, ornés
de toutes les richesses de l'Océan.
C'est là que les dames de la mer, auxquelles on attribuait des passions
amoureuses, attiraient ceux qui leur avaient plu, ou même recueillaient
des naufragés.
A part la liberté de revenir à terre, ils avaient tout
à souhait;
parfois même elles laissaient retourner à leur village les pêcheurs
qui regrettaient trop leurs femmes pauvrement vêtues et leurs petits
enfants.
Lorsque les marins de Basse-Bretagne avaient cédé à
la séduction des Mari Morgan, ils arrivaient aussi dans un palais
de nacre et de cristal où les attendaient des plaisirs de toutes
sortes.
Ils épousaient la Mari Morgan qui les avait enlevés, et
si l'espoir de reprendre leur place parmi les hommes leur était interdit,
ils finissaient par ne pas trop s'en plaindre.
Riches, choyés, servis à souhait, ils vivaient heureux,
grassement, longtemps, et avaient beaucoup d'enfants.
Ordinairement c'étaient des hommes qui étaient attirés
dans ce monde enchanté, parce qu'il est le plus souvent habité
par des personnages féminins.
Parfois des génies mâles y emmenaient des femmes
:
en Gascogne, un drac saisit une jeune fille qui se baigne et l'emporte dans
son beau château, construit sous la mer, au milieu d'un
jardin planté d'arbres et de fleurs marines.
Les Morgans y entraînaient aussi les filles de la terre.
Il y a une trentaine d'années, les habitants d'Ouessant plaçaient
encore sous les eaux, à peu de distance de leur île, la résidence
de tout un groupe de ces génies, dont le nom se rapproche de celui
de Mari Morgan, mais qui formaient une tribu distincte, plus bienveillante
à l'égard des humains.
Elle se composait de mâles et de femelles, alors que, presque toujours,
les Mari Morgan sont des femmes.
Les hommes s'appelaient Morgans (Morganed), les femmes Morganes
(Morganezed), pluriel de Morganès.
Les traditions qui les concernaient, bien que déjà en voie d'effacement,
étaient encore connues des vieilles femmes, lorsque F.-M. Luzel
visita l'île en 1873.
Voici le résumé de l'une d'elles qu'il recueillit, et qui
indique nettement leur vie sous-marine.
Une jeune fille était sur la grève avec ses compagnes, et comme
elles parlaient de leurs amoureux, Mona déclara qu'elle était
aussi belle qu'une Morganès, et qu'elle n'épouserait qu'un
seigneur ou un Morgan.
Un vieux Morgan, qui était caché dans les rochers l'entendit,
et, se jetant sur elle, l'emporta au fond de l'eau;
c'était le roi des Morgans, et son palais était plus beau que
toutes les habitations royales qu'il y a sur la terre.
Son fils devint amoureux de Mona, et pria son père de la lui donner en
mariage; mais il refusa, et le força à se marier avec une
Morganès.
Les fiancés se mirent en route pour l'église, car les hommes de
la mer ont aussi leur religion et leurs églises sous l'eau.
Mona reçut l'ordre de rester à la maison, pour préparer
le festin;
mais on ne lui donna que des marmites vides, qui étaient de grandes coquilles
marines, et on lui dit que si tout n'était pas prêt pour un excellent
repas, on la mettrait à mort.
Le fiancé, feignant d'avoir oublié son anneau, s'enfuit et courut
tout droit à la cuisine, où, en prononçant quelques mots,
et en touchant successivement les objets, il produisit un repas, tout
ce qu'il y avait de plus beau.
Le vieux Morgan dit à la jeune fille qu'elle avait été
aidée, mais qu'il ne la tenait pas quitte.
Lorsque les mariés se retirèrent dans la chambre nuptiale, il
ordonna à Mona d'y entrer, de prendre un cierge allumé,
et de l'avertir quand il serait consumé jusqu'à sa main.
Lorsqu'il fut près de s'éteindre, le jeune Morgan dit à
sa femme de tenir un moment le cierge de Mona et quand on eut appris
au vieux Morgan qu'il était consumé, il entra, et sans regarder,
abattit d'un coup de sabre celle qui tenait le cierge.
Au point du jour, le Morgan vint dire à son père qu'il était
veuf, et lui demanda la permission d'épouser la fille de la terre.
Le mariage eut lieu, et le jeune Morgan était rempli de prévenances
pour sa femme.
Malgré cela, Mona avait envie de retourner chez ses parents; mais
son mari ne voulait pas la laisser partir, car il craignait qu'elle ne revînt
pas.
Comme il la voyait triste, il lui dit un jour :
« Suis-moi, et je te conduirai à la maison de ton père.
»
Il prononça un mot magique, et aussitôt parut un beau pont de cristal,
pour aller du fond de la mer à la terre.
Le mari de Mona lui recommanda de revenir au coucher du soleil, et d'avoir soin
de ne se laisser embrasser ni même toucher la main par aucun homme.
Elle oublia cette recommandation, et perdit la mémoire de tout
ce qui c'était passé depuis son départ pour le pays des
Morgans.
Cependant, elle entendait souvent des gémissements, et une nuit, elle
reconnut distinctement la voix de son époux qui lui reprochait de l'avoir
quitté.
Elle se rappela tout et trouva son mari qui se lamentait derrière
la porte.
Elle se jeta dans ses bras, et depuis, on ne l'a plus revue.
Le roi des Poissons, qui, dans les contes populaires, parle comme une
personne, semble un homme métamorphosé ou un génie;
les poissons ont un pays où se voit même une capitale
bâtie sous les flots, dans un monde indéterminé de la féerie.
Un pêcheur de la Manche, qui avait rendu service au roi des Poissons,
reçoit de lui une liqueur magique, grâce à laquelle,
lors d'un naufrage, il descend sous les eaux sans se noyer, et arrive
dans la capitale du roi, si somptueuse que les rues sont pavées d'or,
de pierreries et de diamants;
lorsqu'il s'y ennuie, un thon le rapporte sur son dos jusqu'auprès
de son village.
Le fond de la mer porte, dans le Pas-de-Calais, le nom de Tirfond de l'mer, en Haute-Bretagne de Terfond, qui éveillent l'idée de profondeur extraordinaire.
Suivant une croyance assez répandue chez les marins, le fond
de la mer n'est pas salé;
ceux du pays de Tréguier prétendent qu'au large, mais bien loin
des côtes, on peut se procurer de l'eau douce en plongeant au fond
de la mer un seau chargé d'une pierre pesante.
Lorsque les poissons ne mordent pas, les pêcheurs du Finistère
disent que la mer n'est pas salée à l'endroit où se trouve
le bateau, et que leurs lignes sont descendues dans un puits.
Les marins parlent assez rarement des navires ou des objets qu'une puissance
surnaturelle retient au fond de la mer.
Pourtant on raconte, aux environs du cap Fréhel (C.-d'A.), qu'un vaisseau
enchanté se conserve intact sous les eaux de la baie de Fresnaye
: plusieurs récits, dont voici le plus complet, racontent à la
suite de quelles circonstances il se trouve sous les eaux.
Un capitaine avait enlevé une jeune fille anglaise et l'avait
cachée dans son bateau.
Une fée, qui était sa marraine, voulut la délivrer, mais
elle n'y réussit pas, car le capitaine était protégé
par le diable, et le diable est plus puissant que les fées.
Voyant que tous ses efforts étaient inutiles, la fée changea le
ravisseur en chien et l'attacha au fond du navire avec une énorme
chaîne, puis elle endormit sa filleule, la para de beaux vêtements,
de bijoux précieux, et elle fit descendre le vaisseau au fond
de la mer.
Le diable, qui était présent à tout cela et ne pouvait
l'empêcher, assura l'immortalité au capitaine, et lui promit
que jamais celle qu'il aimait n'appartiendrait à un autre.
Les gens disent que si un prêtre, portant l'hostie, consentait
à descendre sur la grève, un jour de grande marée, il pourrait
délivrer la jeune fille.
De temps en temps, quand la mer est très basse, on aperçoit quelque
chose d'un navire; mais on entend souvent les hurlements du chien;
ils font rage lorsqu'un bateau s'arrête à pêcher au-dessus
du vaisseau où il est enchaîné;
il croit que l'on veut lui ravir celle qu'il aime, et est prêt
à dévorer les imprudents.
Les matelots boulonnais disent que l'ancienne statue miraculeuse de
Boulogne est retenue par le diable dans un port sous-marin qui se trouve
à quelque distance de leur rivage;
elle ne sera rendue aux hommages de ses fidèles que lorsqu'une jeune
fille, absolument pure, et aimant un marin qui ne l'aimera pas,
aura le courage de se dévouer pour l'enlever au démon.
Elle y laissera la vie, mais la statue reprendra sa place, et Boulogne
deviendra une ville plus importante que Marseille.
On retrouve ici l'idée d'après laquelle un événement heureux pour une ville a, comme contrepartie, la décadence d'une cité rivale.
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