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Les particularités des terrains et de la végétation, dont
la géologie permet de se rendre compte aisément, semblent
aux primitifs entourées de mystères :
ils les rattachent, par besoin d'explication, à des épisodes de
la vie d'être surnaturels ou sacrés, souvent populaires
dans la contrée.
La trace des pieds des fées qui construisaient l'église
de Jailly est visible dans les prés d'alentour;
l'herbe est plus verte, plus épaisse, plus fleurie, depuis la source
où elles allaient puiser de l'eau pour leur mortier jusqu'au village.
Parfois des bienheureux ont, en foulant la terre, doué d'une fertilité
exceptionnelle les abords d'un sentier, et même tout le voisinage :
l'herbe pousse plus drue qu'ailleurs des deux côtés de la «
voyette » que suivait saint Victor de Campbon, quand il allait s'entretenir
avec saint Laumer, et les champs par lesquels passa la statue de saint Germain,
lorsque portée contre son gré à Matignon, au moment où
son antique église cessa d'être paroissiale (1801), elle retourna
d'elle-même à son sanctuaire ancien, ont une récolte
plus abondante que les autres.
Presque toujours la seule présence des êtres de nature diabolique
est nuisible aux récoltes;
cependant, près d'Argentan, le passage du serpent de Villedieu
est reconnaissable à la nuance plus verte et à la plus grande
hauteur du blé.
L'absence de gazon, que l'on remarque en certains endroits, perpétue
le souvenir d'êtres surnaturels qui y ont posé le pied, ou d'objets
sacrés qui y ont touché la terre.
A Cesson, près de Saint-Brieuc, l'herbe ne peut recouvrir l'étroit
sentier que suivit la mère de Dieu lorsqu'elle gravit la falaise,
et qui porte le nom de Pas de la Vierge.
Près de Kernitron, on ne voit jamais de gazon à la place
où la terre s'ouvrit miraculeusement pour dérober saint Mélar
à ses persécuteurs;
s'il y tombe de la neige, elle fond aussitôt.
Quelquefois une simple malédiction suffit pour rendre le sol
improductif.
Saint Martin étant passé dans un champ à Villavard, dans
le Vendômois, fut insulté par les gens auxquels il appartenait;
il le frappa de stérilité, et depuis, il est demeuré inculte
au milieu des terres fertiles qui l'entourent.
La terre semble surtout avoir horreur du sang humain, et elle reste
éternellement nue aux lieux où elle a été arrosée.
Le sol où sainte Germaine fut décapitée est depuis
lors privé de végétation.
A Gatheno, toute une partie du Pré Maudit est improductive, tandis que
l'autre a toujours une belle récolte de foin;
deux frères amoureux de la même femme étaient à faucher,
lorsqu'elle vint dans la prairie et s'assit pour filer sa quenouille sur une
pierre taillée en forme de siège.
Tout à coup l'un des deux hommes leva sa faux et étendit
son frère mort à ses pieds.
Le fuseau s'échappa des mains de la fileuse et le peloton se déroula
tout entier entre les deux andains, avec une rectitude irréprochable;
depuis ce jour, le côté où travaillait l'assassin n'a jamais
produit de foin.
Des traditions, relevées jusqu'ici dans un petit nombre de pays, parlent
de trous qu'on ne peut boucher :
ils marquent d'ordinaire, comme les endroits dépourvus d'herbe, le lieu
où tombèrent, mortellement atteintes, des victimes de persécutions
ou de guerres civiles, ou des personnes assassinées.
Près de Poitiers, on montrait jadis un trou creusé par le poids
de la tête de saint Simplicien qui y fut décapité.
Les deux genoux d'un prêtre, fusillé à Saint-Berthevin-la-Tannerie
(Mayenne), ont creusé en touchant le sol une dépression qui, souvent
comblée, se reforme toujours.
A Saint-Jean-de-Buf est le sentier des Femmes mortes;
elles firent, en tombant, trois trous dans la terre avec leur tête, et
depuis ils n'ont pu être bouchés.
Si on essaie de cacher avec des pierres l'empreinte que laissa, sur la
lande de Clairay (I.-et-V.), le pied du cheval noir donné par le diable
au sire de Changé, elles disparaissent la nuit d'après.
Le genêt ne peut plus pousser sur le territoire de Saint-Quay (C.-d'A.),
ni sur celui de Brain, depuis que saint Quay et sainte Mélaine y ont
été fouettés avec ses branches.
Les différences de coloration du sol, surtout lorsqu'elles se
présentent à l'état de filon isolé, ont vraisemblablement
suggéré des explications populaires, mais elles ont été
rarement relevées.
D'après une légende bourbonnaise, les deux seigneurs de Saint-Vincent,
ayant été provoqués en combat singulier qui devait avoir
lieu en rase campagne, sortirent tout armés de leurs châteaux;
mais à la montée du Monnier, leurs chevaux s'abattirent
:
cela leur parut de mauvais augure et ils retournèrent chez eux pour embrasser
leur femme une dernière fois.
Ils furent en effet vaincus et tués sur place.
On dit que c'est leur sang qui a rougi le sol ferrugineux d'Isserpent,
où se trouve, à la limite de Châtel-Montagne, un vaste champ
désigné sous le nom de Terres-Rouge.
Un espace long de cinq à six mètres, sur la route entre La Roche-Pozay et la Merci-Dieu (Vienne), est toujours rouge, bien qu'il ait été souvent empierré à neuf, et l'on dit dans le pays que cette circonstance est due au sang des Wisigoths qui y coula jadis.
Plusieurs gracieuses légendes parlent des rondes que forment
les fées locales, comme les nymphes de l'Antiquité, sous
la molle clarté de la lune ou bien au lever du soleil, vers la lisière
des bois ou dans les prés encore humides de rosée.
Les fées dansaient en rond dans les prairies du Bessin;
leurs longs cheveux flottaient au gré des vents, et l'une d'elles, une
couronne d'or sur la tête, se tenait au centre du cercle;
le profane assez audacieux pour troubler leurs ébats aurait été
lancé à un kilomètre de là, au milieu des
ronces et des épines.
En Franche-Comté, de petites demoiselles blanches venaient jouer, avant
le lever du soleil, dans le Pré des îles;
les vapeurs de la terre semblaient les porter, et l'on disait qu'elles
étaient aussi légères, aussi transparentes que le brouillard
lui-même.
Les endroits où la tradition populaire place les ébats
des divinités champêtres, ou de personnages qui se rattachent au
monde infernal, ont en effet souvent une forme circulaire, et c'est vraisemblablement
cette circonstance qui les a fait considérer comme ayant en quelque sorte
servi de salle de bal.
Ordinairement cet espace présente une aridité exceptionnelle.
dans l'Aveyron, et dans un assez grand nombre de pays, l'herbe ne croît
plus où les fées ont dansé, ces lieux s'appellent le Bal
des fées;
à Saint-Cast, dans les C.-d'A., on désigne sous ce nom le terrain
où les bonnes dames venaient jadis former des rondes, et qui est complètement
dénudé;
elles se réunissaient aussi chaque nuit au Rond-des-Fées, dans
la commune de Saint-Silvestre (Cantal), et elles répondaient aux
personnes qui venaient les interroger.
Dans plusieurs de ces légendes, les fées viennent danser leur
sabbat, ce qui montre que, sous l'influence de la malédiction
chrétienne, on les considère comme à moitié sorcières.
Aux environs de Semur (C.-d'Or), on remarque, soit dans les prairies, soit sur
la pente des collines, plusieurs disques, quelquefois d'une régularité
surprenante, dans lesquels l'herbe, verte au printemps, mais plus courte, est
comme brûlée en automne.
C'est là, disent les vieillards, que se tient le sabbat, où lutins
et sorciers, fées et diables, se réunissent au clair de lune et
dansent des rondes qui forment ces cercles magiques où l'herbe se dessèche
sous leurs pieds.
Cette croyance s'appliquait tout particulièrement à l'un des
plus réguliers, que l'on voyait au Vic du Chastenay, non loin d'une voie
romaine appelée Chemin des fées, d'un arbre légendaire,
et d'un lieu dit la Grosse-Borne, ce qui semble indiquer la présence,
au temps jadis d'un menhir.
On citait un habitant de Vic qui, passant auprès du cercle la nuit, y
vit une nombreuse ronde d'hommes et de femmes;
il reconnut le musicien, le diable avec ses longues cornes, et s'étant
approché, il y vit des gens de sa connaissance qui lui offrirent à
boire dans un vase d'argent;
il versa la liqueur à terre, et l'un des assistants, lui ayant dit de
mettre la coupe dans sa poche, il se recommanda à Dieu en faisant
le signe de la croix, et aussitôt tout disparut comme un éclair,
avec un grand fracas;
à la place de la coupe, il ne retrouva plus qu'un caillou.
On raconte en Bas-Vivarais une légende semblable.
De même que les fées, les sorciers laissent sur le sol
des traces de leurs ébats nocturnes.
Il est vraisemblable qu'on leur attribuait, antérieurement au 17ème
siècle, les ronds dépourvus de végétation
à l'intérieur.
Un voyageur de cette époque nous a laissé une description circonstanciée
de l'un de ces cercles.
Lorsque, en 1645 il attendait le temps propre à s'embarquer pour le Portugal,
on le mena voir les curiosités des environs, et parmi elles il
remarqua « un pré où l'on dit que les sorciers tiennent
leurs sabbat.
Il y a dedans plusieurs ronds où l'herbe n'est pas seulement foulée,
mais il semble qu'on l'ait bruslée.
Il est vray qu'alentour on voit comme un rond d'une herbe bien plus belle et
plus verte.
Ce pré est relevé comme sur une chaussée au bord de la
rivière, où vient le flux, et le chemin des passants est au bord
du pré, mais l'herbe où l'on passe, quoyque foulée et rongée,
n'est pas bruslée comme celle des ronds qui sont proches du chemin et
mesme le plus grand est tenant audit chemin qui fait qu'il n'est pas parfaitement
rond de ce costé. »
Deux cent ans plus tard, un autre voyageur parlait d'un emplacement de forme
circulaire, battu, foulé, sans un brin d'herbe, que l'on voyait dans
un coin du Pré des sorciers, sur une hauteur près de Questambert
(Morbihan).
C'est la salle de bal des sorciers.
Ils y viennent fréquemment, et on les entend glapisser, hurler, mugir,
chanter :
n'ayant pas de musique instrumentale, ce n'est qu'à la mesure
de leurs cris qu'ils peuvent danser en cadence.
Ils n'apparaissent que la nuit, et souvent encore, c'est invisiblement : leur
bruit seul les décèle.
Ces cercles mystérieux sont, la plupart du temps, redoutés
des paysans :
ceux de Lorraine n'approchaient qu'avec terreur des traces que forment sur le
gazon les tourbillons des vents et les sillons de la foudre et qui passaient
toujours pour être les vestiges de la danse des fées.
Dans les Alpes vaudoises, on recommande de ne jamais s'asseoir dans les riola où les sorcières ont fait leurs rondes.
En Basse-Bretagne, on ne laisse pas les vaches pâturer autour
de ces ronds;
les faucheurs de l'Allier assurent que si l'herbe qui en provient était
mêlée au foin, elle le rendrait malfaisant, et engendrerait
des poux qui, pendant l'hiver, pulluleraient sur les bêtes qui
en auraient mangé.
On attribue, mais plus rarement, une fertilité exceptionnelle
aux endroits que les fées ou les sorcières ont foulé dans
leurs ébats;
en Berry et dans la Côte-d'Or, les Cercles des fées est d'un beau
vert et l'herbe y pousse abondante;
en Gascogne, elle croît plus vite et engraisse mieux les taureaux aux
lieux où sont dansé les Blanquettes.
Un grand cercle de treize mètres de diamètre reste vert toute
l'année sur une colline près d'Edcordal, où les
sorcières de la région tenaient leurs sabbat.
Dans le pré Norbert, à Avaux, qui était aussi le rendez-vous
des sorciers, l'herbe indiquait par la foulée quelle avait été
l'animation de la danse et la spirale de la ronde.
Elle restait toujours courbée, mais cependant verdoyante en toute
saison.
Saint Eloi, dans son avis à ses ouailles, leur recommande de ne pas faire passer leurs troupeaux per terram foratam, phrase qui a été traduite de diverses manières, mais dont le sens exact paraît être à « travers un trou dans la terre ».
L'usage contre lequel il s'élevait présentait vraisemblablement beaucoup d'analogie avec des pratiques que l'on constate encore de nos jours.
Le trou dans la terre figure dans une série d'opérations où
le membre malade doit être mis en communication avec le sol préalablement
creusé.
Dans les Deux-Sèvres, on pose, au coucher du soleil, le pied du mouton
atteint d'une pourriture sur du plantain qui a poussé à un carrefour.
On enlève avec un couteau la motte où est la plante, on
retire le pied du mouton et on le pose dans le trou où était la
motte;
après avoir pressé légèrement le mal avec celle-ci,
on la dépose sur un buisson blanc.
Quelquefois on la jette par-dessus son épaule, sans regarder où
elle tombe.
Les sorciers des Ardennes amenaient dans une prairie le cheval malade, et ils
enlevaient avec un couteau un morceau de gazon;
l'un des pieds du cheval reposait sur ce point dénudé, pendant
que l'opérateur frictionnait, en marmottant des paroles inintelligibles,
le siège du mal avec le bloc de gazon; celui-ci était aussi renversé
sur un buisson d'épines, et le cheval devait être guéri
quand l'herbe serait devenue absolument sèche.
La transmission de la maladie à la terre elle-même, sans
accompagnement de plusieurs circonstances accessoires usitées ordinairement,
a été relevée en Beauce.
Pour guérir un mal appelé fourchet, siégeant dans
la main à la naissance des doigts, on se rend la nuit, à
un carrefour de routes formant la fourche;
on applique la main malade sur une touffe de gazon, et quand cette touffe a
été découpée et soulevée avec la motte
adhérente, le patient met la main dans ce creux quelques instants;
il dépose ensuite, comme une sorte d'offrande à la terre, une
pièce de monnaie dans le trou; celui-ci recouvert avec la motte renversée.
Le mal guérira si pendant l'aller, le retour et le temps passé
au carrefour on n'a rencontré personne;
sinon l'opération est à recommencer la nuit suivante.
La terre de l'île Maudet, délayée dans un verre
d'eau, guérit les vers chez les enfants.
Albert Le Grand, qui rapporte cette pratique encore existante, ajoute que l'expérience
de cette merveille se voit tous les jours;
actuellement cette poussière sert de remède à d'autres
maladies, et constitue un antidote contre la morsure des serpents et
les piqûres des mouches.
Les personnes atteintes de l'affection des pieds, dite Drouk sant Vodez,
mal de saint Maudet, vont prendre, sous le seuil de la chapelle dédiée
à ce saint au Haut-Corlay, une poignée de terre qu'ils
appliquent en forme de compresse, puis au bout de quelque temps, ils
se lavent à la fontaine;
le même usage se pratique à Plouézec aux abords de la chapelle
ruinée de saint Maudet et de celle de saint Rion.
Certaines empreintes sur le sol sont l'objet de pratiques diverses.
Le jour de la fête de Saint-Simplicien, on se rendait dans un pré
à la sortie de Poitiers où l'on montrait autrefois un trou creusé,
dit-on, par le poids de la tête du saint patron, lorsqu'il eut
été décapité.
Nombre de pèlerins venaient, de plusieurs lieues à la ronde, toucher
du front l'excavation miraculeuse.
C'est ce qu'on appelait « mettre la tête dans le trou », et
l'on agissait ainsi pour prévenir les maux de tête ou pour s'en
débarrasser.
Les jeunes filles qui redoutent le célibat vont, après
avoir fait une prière, déposer en terre des épingles
au pied de la croix érigée en mémoire du martyre de sainte
Germaine, et où, suivant la tradition, l'herbe n'a jamais repoussé.
Les enfants viennent remuer le sol en tous sens pour y trouver des épingles
et c'est la cause réelle de la stérilité de cet
endroit (Aube).
Dans l'Yonne, sur plusieurs points de la Puisaye, on signale des espaces dénudés
sur le gazon, qui sont des traces de pas, en nombre variable, cinq, sept,
etc.
On marche dedans, et cela porte bonheur; cet usage explique pourquoi
l'herbe n'y pousse plus.
Il semble, d'après un livre du 16ème siècle, que la terre
prise à certains endroits, et à des heures spéciales,
pourrait servir à des enchantements;
une femme « est tenue demy jour en l'eschalle avec mitre painte sur
la tête, parce qu'on lui vouloit testifier qu'elle estoit sorcière
pour ce qu'elle fut trouvée de nuit avec une petite chandelle amassant
terre en ung carrefour ».
Peut-être lui servait-elle à composer un maléfice d'amour
ou d'envoûtement :
en Basse-Bretagne, un peu de terre prise dans un cimetière entre,
avec des ingrédients assez variés, dans la composition d'un sortilège
destiné à appeler la mort sur quelqu'un.
Lorqu'une personne est placée entre deux terres, c'est-à-dire
quand ses pieds reposent sur le sol et qu'elle a dans les mains ou sur la tête
une grosse motte de gazon, elle acquiert certain privilège;
en Haute-Bretagne, celui qui, par une soirée sans lune, remplit cette
condition, voit des choses que les autres ne peuvent même pas entrevoir;
à Noirmoutier, les sorciers ne voient pas entre deux terres; aussi à
l'aspect d'un sorcier réel ou supposé, les paysans se signent
et mettent sur leur tête une motte de gazon.
Les serments par la terre qui est parfois prise à témoin,
semblent avoir disparu, mais il en reste tout au moins un vestige dans cette
imprécation du Finistère :
« Ra zigro ann douar dam lounka ! Que la terre
s'ouvre pour m'engloutir ! »
Dans les Vosges, pour attester une vérité, les enfants
ne s'adressent plus à la terre; mais ils la frappent de toutes
leurs forces avec un bâton, neuf, treize ou dix-sept fois, en disant :
« Si c'est pas vrai, que le diable me les rende ! »
Il est vraisemblable que la terre elle-même figurait dans une formule
plus ancienne, qui était employée par les adultes, et que
le diable lui a été substitué à une époque
relativement moderne.
Dans un conte basque, la terre est aussi invoquée en propres
termes comme une véritable puissance par une jument blanche, qui est
une personne ainsi métamorphosée par le diable.
Lorsque celui-ci la poursuit, alors qu'elle fuit, portant sur son dos le héros
du conte qui seul peut la délivrer, elle frappe le sol du pied et s'écrie
:
« Terre, que par ton pouvoir se forme ici un brouillard épais ! »
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