LES CHANTS POPULAIRES DE LA FRANCE
Pour bien connaître, sentir et comprendre l'âme française,
à plus forte raison pour la réveiller, la sauvegarder, l'exalter,
il n'est que d'étudier et répandre les chants populaires de la
France, c'est-à-dire les chants anonymes conservés par
la tradition orale.
Créés par on ne sait qui, venus d'on ne sait
où, ils constituent la plus ancienne, la plus humaine, la plus pure et
la plus précieuse de toutes nos traditions, celles qui rattachent le
plus étroitement le présent au passé, la France d'aujourd'hui
à celle de jadis.
Pour sentir et comprendre les chants populaires de la France, il faut avant tout être Français, mais il faut aussi sentir, comprendre et aimer la nature, la terre, la vie rurale, avoir parcouru les campagnes, fréquenter leur peuple, errer longuement à la recherche de ces véritables fleurs du sol que sont les chansons paysannes. Si l'on ignore la nature vraie, comment sentir la poésie profonde, puissante, qui se dégage des chants de plein vent, des chants de berger, par exemple dont le dialogue, lancé d'un sommet à un autre, dans les crépuscules d'été, semblaient un arc-en-ciel sonore tendu au-dessus des plaines, collines, rivières et vallées ?
Comment, si l'on ne comprend point la nature, sentir la beauté de ces chants de moissons dont les notes prolongées, dans les soirs bleus, se mêlaient si étroitement à l'effort humain ? Comment sentir l'austère et puissante grandeur des chants de labour, qui sont comme le cri d'amour du sol sous le socle qui l'entr'ouvre pour le féconder ? Comment sentir et aimer tous ces chants qui font réellement corps avec le paysage alors que, considérés en-dehors de cette ambiance, ils perdent une grande partie de leur poésie, de leur sens ?
Les chants populaires, en effet, ne sont pas, comme trop de gens le croient, un simple amusement régional. Plus ou moins sentimental ou pittoresque. Bien plus et bien mieux que les oeuvres des poètes et des artistes, elles constituent la vraie sève lyrique, la véritable musique nationale de la France, car elles tiennent à son sol comme la chair tient aux os. Elles y tiennent si étroitement parce qu'elles sont le fidèle miroir des populations qui les ont perpétuées. Les chansons des diverses provinces manifestent exactement les caractères que les populations de ces provinces ont elles-mêmes reçues du sol sur lequel elles vivent. Aussi ne peut-on s'expliquer les caractères des chants qu'en fonction de leur milieu.
D'où proviennent ces chants et qui les a faits ? A ces questions, il est impossible de répondre avec quelque certitude, car le sujet, trop complexe, ne permet guère, pour plusieurs de ces aspects, que d'incontrôlables hypothèses. L'on peut, néanmoins, admettre que, bien avant l'arrivée des Romains, les populations de la Gaule devaient néanmoins posséder des traditions parmi lesquelles figuraient certainement des chants.
Si rudimentaire qu'il ait pu être, à une époque aussi obscure que celle des origines, le chant fut, sans doute, aussi naturel à l'homme que le langage. Il est probable que, dès l'aube des sociétés, les mères, pour endormir ou calmer leurs enfants, ont psalmodié les mêmes mots, avec les mêmes intonations tendres et touchantes que nous retrouvons aujourd'hui, sans doute affinées, dans les berceuses populaires de tous les peuples*.
Il se peut que certaines de ces chansons
remontent jusqu'à l'époque la plus reculée, mais, dans
tous les cas, la généralité tire, à coup sûr,
son origine de la période du Moyen Age, où il n'existait guère
de musique qu'à l'église, comme accompagnement du culte. Le peuple
ne pouvait entendre et garder en mémoire d'autres airs que ceux chantés
aux offices religieux. Chez lui, il les fredonnait en travaillant.
Ne comprenant pas et ne pouvant retenir les paroles latines, il les remplaçait,
sur l'air liturgique qui l'obsédait, par des paroles en langue vulgaire,
naîve ébauche de couplet, contant une histoire qui s'était
passée chez lui ou chez un voisin, un fait quelconque de sa vie quotidienne.
Ainsi naquit la chanson du peuple, directement issue, pour la musique, du chant
religieux et, pour les paroles, du besoin naturel à l'homme, d'exprimer
ses sentiments.
C'est ainsi qu'ont persisté, dans les chants du peuple, d'admirables
mélodies dont certaines remontent jusqu'à l'Antiquité paîenne.
D'ailleurs, ce n'est pas tant la création d'une chanson qui importe, que sa transmission. Celle-ci est, en effet, la véritable cause de l'intérêt, de la grandeur et de la beauté des chants populaires. C'est durant cette transmission que le peuple leur imprime ses propres caractères, par une série de modifications, par une sorte de création collective, comme on l'a dit parfois.
Quel qu'ait pu être, jadis, l'auteur d'une chanson, celle-ci s'est transmise oralement, de bouche à oreille, de mémoire en mémoire, d'une ville, d'un château ou d'un village à un lieu voisin, de ce lieu à d'autres et d'une génération aux suivantes. Cela se fit par les trouvères, les troubadours, les jongleurs, les ménestrels, les pèlerins, les mendiants, les colporteurs, les soldats, les compagnons et les voyageurs de toutes sortes.
Durant ce voyage dans l'espace et le temps, le peuple, a sans le chercher, transformé la chanson suivant la fidélité de sa mémoire, ses besoins d'expression, son degré d'évolution. Cela peut se constater aisément par les paroles, en comparant les versions d'un même chant, prises dans différentes régions.
Un temps assez long est donc nécessaire à ces modifications, à cette imprégnation. Il faut, au moins, à la chanson, le temps de devenir anonyme, l'anonymat étant la marque la plus sûre du chant populaire. Ce chant n'est plus l'œuvre d'un homme, une œuvre personnelle. Venu du plus lointain passé, modelé par les générations successives, il s'est imprégné des joies et des douleurs, des souffrances, des aspirations du peuple, il est parvenu à nous comme chargé de passé. Il exprime une âme collective, à la fois une et multiple : l'âme française.
Voilà ce que sont les chants populaires de la France !
Les types sont en nombre restreint, comme d'ailleurs chez tous les autres peuples,
mais les variantes sont innombrables. Il n'y a pas encore très longtemps,
les chansons légendaires, les chansons satyriques, les chansons de mariage,
les chansons d'amour, les chansons d'enfant, les chansons de plein vent, les
chansons de métier, les chansons à danser fleurissaient sur toutes
les lèvres, surtout dans les campagnes, car le paysan, moins modifié
par le progrès, plus traditionaliste, gardait en mémoire, plus
fidèlement que d'autres, ce qu'il tenait de ses devanciers.
C'est chez lui, surtout, qu'il faut étudier la chanson populaire. C'est
ce que j'ai fait, notant et recueillant moi-même de la bouche des pâtres,
des laboureurs, des moissonneurs, des bergères, des vieux et des vieilles.
A chaque pas, je rencontrais des merveilles de poésie simple, naturelle,
des images exquises de fraîcheur et parfois de nouveauté, et d'admirables
mélodies, d'un accent profond et ému que l'art des artistes n'égale
que rarement et seulement grâce à l'aide puissante du génie.
Tout cela est vraiment la voix des campagnes, la voix des ancêtres.
Toutes ces voix vibrent dans les émouvantes musiques, aux accents si justes et si vrais. Leurs sonorités pénètrent jusqu'aux fibres les plus profondes de notre être, car ces voix sont celles du sol français.
La nature permet de ressentir la présence
de l'infini qui ne peut se révéler que dans la solitude.
Par le périodique retour de ces rites, la terre ne prouve-t-elle pas
que, malgré les souffrances, les guerres, les destructions, les cataclysmes,
la vie reprend et continue son rythme immuable ? Comment n'en pas sentir la
grandeur et la pérennité ?... Les paroles d'un chant populaire
que je recueillis et notai, il y a bien longtemps, en Auvergne, conte les aventures
d'une bergère. Elles s'achèvent par ces mots, admirables d'espoir
et de sérénité, qui semblent la voix même de la terre
:
Ne pleurez plus, la belle,
Ne vous désespérez !
La terre produira toujours,
Des fleurs seront nouvelles !
(Joseph CANTELOUBE (1879 -1957) Préface (extraits) de : ANTHOLOGIE DES CHANTS POPULAIRES FRANçAIS - éd. Durand)
* Un écrivain allemand, J.-H. Buttstedt, n'a-t-il pas, en 1714, publié, avec la musique et les paroles, la berceuse que, selon lui, Eve devait chanter à son premier-né, Caîn !!?...
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