Les côtes de la Hague présentent quelques
plages, mais presque tout le sol se compose de hauteurs arrondies, séparées
par d'étroits vallons et bordées de falaises généralement
assez élevées.
Le pied de ces falaises est riche en enfoncements, trous ou houles, qui
ont eu leurs légendes autrefois.
La plupart de ces légendes sont oubliées maintenant.
Le souvenir de la légende qui suit est perdu
aujourd'hui. (1883)
Il a été impossible à l'auteur d'en trouver une seule
trace lors de sa dernière incursion dans la Hague.
Il la tient de sa mère qui, étant née en 1769,
plongeait encore assez avant dans le XVIIIe siècle par ses souvenirs.
Ce récit n'est donc pas textuel, mais calqué sur ses souvenirs.
Il se rattache au trou de Sainte-Colombe, sous Gréville, sur la côte
nord.
A une époque très ancienne, il y avait à Gréville une jolie fille qui s'appelait Colombe.
Quand on dansait sous la couronne autour du feu Saint-Jean, c'était à qui des garçons lui donnerait la main;
quand elle entrait dans l'église, on n'avait d'yeux que pour elle;
quand elle allait traire dans le clos, le soir, c'était à qui lui offrirait de porter sa cruche rebondie, de cuivre luisant, remplie de lait.
Mais elle n'acceptait de service de personne.
D'un mouvement leste, elle chargeait elle-même sa lourde cruche sur
son épaule, après avoir mis dessous un peu de fougère,
elle la maintenait en équilibre à l'aide d'une forte lisière
qu'elle tendait de la main droite allongée en élevée
à la hauteur de la tête, et elle s'avançait ainsi cambrée
et campée fièrement au milieu de ses adorateurs, qu'elle
ne voulait même pas regarder, quoiqu'elle fut avenante avec tous.
Colombe ne se contentait pas d'être belle, elle était savante, c'est ce qui la perdit.
Un proverbe de la Hague prétend que :
Prêtre qui danche (danse),
Poule qui chante.
Fille qui sait l'latin,
Font mauvaise fin.
On ne dit pas que Colombe sût le latin, mais elle savait lire et écrire et elle aimait à lire les livres que le curé lui prêtait.
Ce curé était un jeune homme d'une belle prestance, qui « prêchait comme un saint et chantait comme un ange. »
Colombe allait souvent au presbytère chercher
des livres.
D'abord elle n'y restait pas longtemps, mais peu à peu elle s'habitua
à y aller plus souvent et à faire des visites plus longues.
Le curé avait un joli jardin avec d'excellents fruits, des
pêches superbes, des figues délicieuses;
il donnait à Colombe de gros bouquets de roses à cent feuilles
dont elle embaumait sa chambre.
On parlait bien un peu dans le pays de ces visites fréquentes,
mais Colombe était si modeste, si pieuse, si bonne pour tous, les
amoureux exceptés, qu'on n'osait pas l'accuser tout haut.
On ne l'accusait même pas tout bas.
Mais voilà qu'un jour Colombe disparaît.
Vous jugez si elle pouvait disparaître sans qu'on s'en aperçût
!
On se rappela toutefois qu'on l'avait vue entrer au presbytère; personne
ne l'en avait vue sortir.
Un petit garçon assura même qu'il avait aperçu Colombe
assise auprès du curé sur un banc du jardin.
Le curé parlait avec beaucoup de vivacité, Colombe l'écoutait
en silence, et les yeux baissés.
Les murs du jardin étaient très hauts et couverts d'espaliers,
de sorte qu'il était impossible de voir ce qui se passait
derrière les murs.
Mais il y avait dans le voisinage un grand peuplier; et au haut du peuplier,
un nid de pies.
C'est en allant dénicher ce nid que le petit garçon
prétendait avoir vu le curé et Colombe.
Il se passa ainsi près d'une semaine.
A la fin, quelques jeunes gens se décidèrent à aller
trouver le curé pour lui demander s'il ne savait pas ce que Colombe
était devenue.
La vieille servante parut quelque peu troublée, le curé
le fut davantage, mais au lieu de répondre directement à la
question, l'un et l'autre se contentèrent de dire que Colombe était
venue en effet la semaine précédente, mais qu'à ce
moment elle ne se trouvait plus au presbytère.
On engagea même les jeunes gens à visiter la maison
pour en avoir la preuve.
Ils profitèrent de la permission en s'excusant, et s'assurèrent
que Colombe n'était positivement pas dans la maison.
Le petit dénicheur de nids ne s'était cependant
pas trompé.
Colombe était bien venue au presbytère, et elle s'était
promenée dans le jardin avec le prêtre, mais ceux qui
prétendaient qu'elle n'était pas sortie par la porte ne s'étaient
pas trompés non plus.
Que s'était-il passé au juste entre le prêtre
et Colombe ?
On ne l'a jamais bien su : les deux personnages ayant toujours gardé
le secret.
Ce qu'il y a de certain, c'est que le prêtre était réellement
amoureux de la jeune fille, et qu'éprouvant de la résistance,
bien que Colombe l'aimât peut-être au fond de l'âme, il
l'avait retenue contre sa volonté.
Un soir, la servante l'avoua plus tard, elle avait
tenté de s'échapper par la porte;
tous deux l'en avait empêchée, et, de désespoir, elle
était allée s'enfermer dans la chambre qu'on lui avait donnée
et avait poussé le verrou.
Colombe, décidée à s'échapper,
et voyant qu'elle ne pouvait le faire par les fenêtres sans provoquer
un scandale, s'était mise à sonder les murs.
Il y avait dans une des parois une sorte de porte dissimulée
qui attira son attention;
elle frappa, cela sonnait creux.
Il y avait dans un coin une petite hachette qui avait servi à
fendre des éclats de bois pour allumer du feu dans la cheminée;
elle s'en saisit et travailla si bien qu'elle finit par ouvrir cette porte
mystérieuse.
Une bouffée d'air froid et humide lui prouva qu'il ne s'agissait
pas d'une simple cachette, mais qu'il y avait là tout au moins une
cave.
Elle aperçut, en effet, un escalier dont les marches, chargées
de poussière humide, n'avaient pas été foulées
depuis longtemps : elle les descendit, une chandelle à la main.
En bas de l'escalier, il y avait bien une cave, une cave dont on ne se servait
plus, mais, derrière une porte à demi-ruinée,
on entendait comme des mugissements lointains.
On eût dit la mer s'engouffrant dans les fentes d'une falaise.
Cependant de l'église de Gréville à la mer, il n'y
a pas moins d'une demi-lieue.
Comment supposer qu'on pût entendre la mer de si loin ?
Pendant que la jeune fille se tenait là étonnée,
hésitante, elle entendit qu'on cherchait à forcer la
porte de la chambre où elle s'était renfermée.
Elle était bien décidée à ne pas revoir le prêtre.
Elle remonte l'escalier qu'elle a parcouru, referme la porte secrète,
redescend et franchit les débris de la vieille porte qui fermait
si mal l'entrée de la cave du côté où l'on entendait
les mugissements.
Elle reconnut bientôt que ce souterrain se prolongeait
fort loin.
Elle s'y engagea en abritant sa chandelle de la main pour la protéger
contre un courant d'air qui devenait plus vif par rafales.
La voûte était rocailleuse et suintante, c'était une
voûte naturelle et non travaillée de main d'homme.
Au début, elle marchait sur un terrain humide et glissant, mais elle
parvint bientôt à un lieu où le sol était de
roche dure, comme les parois et la voûte.
A un certain moment, elle vit le chemin se rétrécir et se
dit avec terreur qu'elle s'était peut-être engagée dans
une impasse.
Mais non, il y avait un passage, seulement il était tellement bas
et étroit qu'il lui fallut ramper.
Ce qui l'encouragea à avancer, ce fut une lueur qu'elle aperçut
au fond.
La galerie souterraine dans laquelle elle se trouvait, s'ouvrait
sur la Manche et n'était autre que cette caverne située
sous le Câtet dont nous avons parlé au commencement.
Colombe la connaissait bien, elle s'y était arrêtée
nombre de fois à pêcher des crevettes et des coquillages.
On lui avait dit souvent que cette grotte s'avançait jusque sous
l'église;
qu'un coq, qu'on y avait lâché une fois, avait été
entendu à quelques jours de là chantant sous l'église.
Son premier mouvement fut de se jeter à genoux pour rendre grâce
à Dieu de l'avoir délivrée et de lui avoir donné
assez de force pour accomplir son évasion jusqu'au bout.
La mer était basse, elle n'eut pas de peine à gagner
la vallée du Câtet, d'où elle se dirigea chez ses parents.
Elle raconta à ses parents qu'elle sortait de
la caverne du Câtet.
On supposa qu'elle avait roulé de la falaise à l'entrée
de la grotte; que là elle s'était évanouie,
et était restée longtemps en cet état.
Elle reprit ses occupations habituelles, mais sa gaîté
l'avait abandonnée, elle ne parlait plus, et ne répondait
que par monosyllabes.
La provision de pain du ménage étant épuisée,
elle se chargea de la renouveler, et elle se rendit à la boulangerie
qui dépendait de la maison.
Quelques personnes la virent et lui parlèrent pendant qu'elle
chauffait le four avec de la fougère et des ajoncs.
Plus tard, en passant par là, on vit que le four était fermé.
On pensa que Colombe s'était éloignée après
avoir mis sa pâte au four et l'on y pensa plus.
Lorsque l'heure fut venue de retirer le pain, comme on ne voyait pas Colombe,
on se rendit à la boulangerie.
On reconnut alors que le four n'avait pas été fermé
avec de la terre glaise par dehors, suivant l'habitude, mais que
cette terre était en dedans.
On détacha la pierre, et au lieu du pain qu'on espérait trouver
dans le four, on en vit sortir une colombe blanche qui s'envola par
la porte et disparut.
Colombe, pour expier sa faute, s'était imposer la pénitence d'entrer toute vivante dans un four chaud, et Dieu, pour montrer qu'il lui pardonnait, l'avait changée en l'oiseau dont elle portait le nom.
Quand on vint rapporter au curé la métamorphose de Colombe en oiseau, il poussa un cri :
« Colombe est sauvée, et moi, je suis perdu ».
Et il alla se pendre de désespoir dans un enclos qui est tout près du presbytère.
Cet enclos, qui se trouve entre le jardin du curé et
celui de l'école communale, récemment construite, est
considéré comme maudit.
On le laisse en friche, et l'on n'a pas voulu l'adjoindre au jardin
de l'instituteur, dont il est séparé par un mur de plus de
deux mètres.
On peut voir encore aujourd'hui la statue de sainte Colombe dans l'église de Gréville, assez bizarrement associée à des statues modernes d'un goût douteux, qui semblent singulièrement dépaysées dans le vieil édifice romain.
Le prénom de Colombe ou Coulombe était
autrefois commun dans la paroisse.
Il est tombé en désuétude avec la tradition
qu'il rappelait.
(Jean Fleury "Littérature orale de la Basse-Normandie - Maisonneuve & Cie, 1883)