Bisclavaret


Puisque je me mêle d'écrire des lais,
je n'ai garde d'oublier Bisclavaret.
Bisclavaret : c'est son nom en breton,
mais les Normands l'appellent Garou.

5 Jadis on entendait raconter,
et c'était une aventure fréquente,
que bien des hommes se transformaient en loups-garous
et demeuraient dans les forêts.
Le loup-garou, c'est une bête sauvage.

10 Tant que cette rage le possède,
il dévore les hommes, fait tout le mal possible,
habite et parcourt les forêts profondes.
Mais assez là-dessus :
c'est l'histoire du Bisclavaret que je veux vous raconter.

15 En Bretagne vivait un baron,
dont je n'ai entendu dire que le plus grand bien.
C'était un beau et un bon chevalier,
de conduite irréprochable,
apprécié de son seigneur

20 et aimé de tous ses voisins.
Il avait une noble épouse
pleine de tendresse.
Ils s'aimaient.
Et pourtant la dame avait un souci :

25 chaque semaine, elle perdait son époux
trois jours entiers sans savoir
ni ce qu'il devenait, ni où il allait :
et nul des siens n'en savait rien non plus.
Un jour qu'il fêtait

30 joyeusement son retour,
elle l'a interrogé :
« Seigneur, mon doux ami,
si j'osais,
je vous poserais bien une question.

35 Mais il n'est rien que je craigne
autant que votre colère ! »
A ces mots, il la serre dans ses bras,
l'attire contre lui, lui donne un baiser :
« Dame, posez donc votre question !

40 Quelle qu'elle soit,
je vous donnerai la réponse, si je la connais!
— Me voici donc toute soulagée !
Seigneur, les jours où vous me quittez,
je suis si émue,

45 j'ai le cœur si lourd,
j'ai tant peur de vous perdre
que si vous ne me réconfortez pas bien vite,
je risque d'en mourir sous peu.
Dites-moi donc où vous allez,

50 où vous êtes, où vous demeurez !
Je vous soupçonne d'aimer une autre femme :
si c'est vrai, c'est bien mal à vous!
— Dame, dit-il, au nom de Dieu, pitié !
Si je vous le dis, il m'arrivera malheur,

55 ce sera la fin de votre amour pour moi
et ma propre perte!» Cette réponse,
la dame ne la prit certes pas à la légère.
Elle le questionna bien des fois,

60 le flatta et le cajola si bien
qu'il finit par lui raconter son aventure
sans rien lui cacher :
« Dame, je deviens loup-garou.
Je m'enfonce dans cette grande forêt,

65 au plus profond du bois,
et j'y vis de proies et de rapines. »
Quand il lui a tout raconté,
elle lui demande
s'il se dépouille de ses vêtements ou les garde.

70 « Dame, dit-il, je reste nu.
— Au nom de Dieu, dites-moi où sont vos vêtements !
— Dame, cela, je ne vous le dirai pas
car si je perdais mes vêtements
et si l'on découvrait la vérité,

75 je serais loup-garou pour toujours.
Je n'aurais plus aucun recours
avant qu'ils ne me soient rendus.
Voilà pourquoi je ne veux pas qu'on le sache.
— Seigneur, répond la dame,

80 je vous aime plus que tout au monde.
Vous ne devez rien me cacher
ni me craindre en quoi que ce soit,
ou c'est montrer que vous ne m'aimez pas.
Qu'ai-je fait de mal ? Pour quelle faute

85 me refusez-vous votre confiance?
Dites-moi le secret et vous ferez bien ! »
Elle le tourmente et l'accable tant
qu'il ne peut faire autrement que lui révéler le secret.
« Dame, dit-il, près de ce bois,

90 près du chemin que j'emprunte,
se dresse une vieille chapelle
qui depuis longtemps me rend grand service :
il s'y trouve, sous un buisson,
une grosse pierre creuse, largement évidée.

95 C'est là que je laisse mes vêtements, sous le buisson,
jusqu'à ce que je regagne ma maison. »
En apprenant ce prodige,
la dame eut si peur qu'elle changea de couleur.
L'aventure l'épouvantait.

100 Longtemps elle chercha le moyen
de se séparer de son époux.
Elle ne voulait plus dormir à ses côtés.
Alors elle convoqua par un messager
un chevalier de la contrée,

105 qui depuis longtemps l'aimait,
multipliait prières, requêtes,
et offres de service,
alors qu'elle ne l'aimait pas
et se refusait à lui.

110 Elle lui ouvrit son coeur :
« Ami, dit-elle, réjouissez-vous !
Je vais mettre tout de suite un terme
à votre souffrance,
je ne vous opposerai plus aucun refus.

115 Je vous offre mon amour, je me donne à vous :
faites de moi votre amie ! »
Le chevalier la remercie avec effusion
et ils échangent
leurs serments.

120 Alors elle lui raconte
comment son mari la quitte, ce qu'il devient,
elle lui explique le chemin
qu'il emprunte pour gagner la forêt
et l'envoie chercher ses vêtements.

125 C'est ainsi que Bisclavaret fut trahi
et condamné au malheur par sa femme.
Comme on avait l'habitude de le voir disparaître,
tout le monde le croyait
parti pour toujours.

130 On fit pourtant des recherches et des enquêtes,
sans trouver trace de lui;
on renonça donc à le revoir.
Et le chevalier épousa la dame
qu'il aimait depuis si longtemps.

135 Il s'était écoulé un an entier
quand le roi s'en alla chasser,
galopant droit vers la forêt
où vivait le Bisclavaret.
Les chiens, lâchés,

140 rencontrent le Bisclavaret;
chiens et veneurs
le poursuivent toute la journée
et manquent le prendre,
le déchirer et le mettre à mal.

145 Mais lui, dès qu'il aperçoit le roi,
court vers lui implorer sa grâce.
Il saisit son étrier,
lui baise la jambe et le pied.
Le roi, effrayé,

150 appelle tous ses compagnons :
« Seigneurs, venez donc
voir ce prodige,
voyez comme cette bête se prosterne !
Elle a l'intelligence d'un homme, elle implore ma grâce.

155 Faites-moi reculer tous ces chiens
et que nul ne la touche !
Cette bête est douée de raison et d'intelligence!
Dépêchez-vous; allons-nous-en!
J'accorde ma protection à cette bête

160 et j'arrête la chasse pour aujourd'hui.»
Ainsi le roi s'en est retourné,
suivi par le Bisclavaret
qui se tenait près de lui, ne le quittait pas,
refusait de l'abandonner.

165 Le roi l'emmène dans son château,
ravi de cette aventure
dont il n'a jamais vu la pareille.
Devant ce prodige,
il tient beaucoup à la bête

170 et recommande à tous les siens
d'en prendre soin pour l'amour de lui :
qu'ils veillent à ne pas lui faire de mal,
à ne pas le frapper,
à bien lui donner à boire et à manger !

175 Les barons l'entourent donc de prévenances :
tous les jours il allait se coucher
parmi les chevaliers, près du roi.
Tout le monde l'amait.
Tant il était gentil et doux,

180 incapable de faire mal à quiconque.
Il suivait le roi
dans tous ses déplacements,
refusant de le quitter :
le roi pouvait bien voir combien il en était aimé.

185 Mais écoutez la suite de l'histoire.
Le roi réunit un jour à sa cour
tous les barons
qui tenaient de lui un fief
pour donner à sa fête

190 plus d'éclat et de solennité.
Le chevalier qui avait épousé la femme de Bisclavaret
y est donc allé
en riche équipage.
Il ne pouvait s'imaginer

195 qu'il le trouverait si près de lui.
Mais dès qu'il approcha de la salle du palais,
et que le Bisclavaret l'aperçut,
il s'élança sur lui d'un bond,
lui planta ses crocs dans le corps pour l'attirer vers lui.

200 Il lui aurait fait un fort mauvais parti
si le roi ne l'avait rappelé
en le menaçant d'un bâton.
A deux reprises, le même jour, il chercha à le mordre.
La plupart des assistants étaient ébahis

205 car jamais la bête n'avait manifesté
cette aggressivité à quiconque.
Et tous dans le palais se mettent à dire
qu'il n'agit sûrement pas sans raison
et que le chevalier a dû lui faire un tort

210 dont il cherche à se venger.
Mais cette fois les choses en restent là :
la fête s'achève,
les barons ont pris congé du roi
et regagné leur demeure.

215 Le chevalier attaqué par le Bisclavaret
s'en est allé
parmi les premiers, à mon avis :
il faut dire que la haine qu'il inspirait était justifiée.
Peu de temps s'était écoulé,

220 je pense,
quand le roi, si sage et courtois,
alla chasser,
accompagné du Bisclavaret,
dans la forêt où il l'avait trouvé.

225 Le soir, sur le chemin du retour,
il se logea dans le pays.
A cette nouvelle, la femme de Bisclavaret
se pare richement,
vient rendre visite au roi dès le lendemain,

230 en lui faisant porter un somptueux cadeau.
Quand Bisclavaret la voit venir,
nul ne peut le retenir.
Il se précipite sur elle, comme pris de rage.
Il s'est bien vengé, écoutez comment :

235 il lui a arraché le nez :
qu'aurait-il pu lui faire de pire ?
De tous côtés on le menace,
on s'apprête à le mettre en pièces
quand un sage chevalier dit au roi :

240 « Sire, écoutez-moi!
Cette bête a vécu près de vous;
nous tous,
nous la voyons
et la fréquentons depuis longtemps.

245 Jamais elle n'a touché personne,
jamais elle n'a été cruelle
qu'envers cette dame.
Par la foi que je vous dois,
elle a une raison d'en vouloir à cette femme

250 ainsi qu'à son époux.
Et c'est justement la femme du chevalier
que vous aimiez tant,
du chevalier qui a disparu depuis longtemps
sans que l'on sache ce qu'il est devenu.

255 Faites donc subir un interrogatoire à la dame
pour voir si elle ne vous avouerait pas
la cause de cette haine que lui porte la bête.
Faites-le-lui dire si elle le sait !
Nous avons vu déjà bien des merveilleuses aventures

260 en Bretagne ! » Le roi suit ce conseil :
il retient le chevalier prisonnier,
fait saisir la dame
et la soumet à la torture.

265 La torture et la peur conjuguées
lui font tout avouer :
comment elle avait trahi son époux,
dérobé ses vêtements,
comment il lui avait raconté son aventure,

270 ce qu'il devenait et où il allait.
Depuis qu'elle lui avait dérobé ses vêtements,
il avait disparu du pays.
Elle était donc persuadée
que la bête n'était autre que Bisclavaret.

275 Le roi demande les vêtements
et la contraint
à les lui apporter.
Il les fait donner au Bisclavaret.
Mais on a beau les placer devant lui,

280 il n'y prête aucune attention.
Le sage chevalier qui avait conseillé le roi
reprend alors la parole :
« Sire, vous avez tort !
Il n'accepterait pour rien au monde

285 de remettre ses vêtements
et de quitter sa forme animale sous vos yeux.
Vous ne comprenez pas
qu'il est rempli de honte !
Faites-le mener dans vos appartements

290 avec les vêtements;
laissons-le là un bon moment.
S'il redevient homme, nous le verrons bien!»
Alors le roi lui-même l'a accompagné
et a fermé la porte sur lui.

295 Un peu plus tard, il y est retourné,
accompagné de deux barons.
Tous trois ont pénétré dans la chambre
et découvert, sur le propre lit du roi,
le chevalier endormi.

300 Le roi court le prendre dans ses bras,
il ne se lasse pas de l'embrasser et de le serrer contre lui.
Dès qu'il en eu la possibilité,
il lui rendi tout son domaine
et lui donna encore plus que je ne saurais dire.

305 Quant à la femme, il l'a bannie
et chassée du pays.
Elle partit avec l'homme
pour qui elle avait trahi son époux.
Elle en a eu beaucoup d'enfants,

310 bien reconnaissables ensuite
à leur air et à leur visage :
car bien des femmes de leur lignage,
c'est la vérité, naquirent
et vécurent sans nez.

315 L'aventure que vous venez d'entendre
est vraie, n'en doutez pas.
On en a fait le lai de Bisclavaret,
afin d'en conserver toujours le souvenir

Marie de France*


* La 1ère femme poète française (XIIème siècle) qui vécut à la cour d'Angleterre.
Elle est l'auteur de fables et de lais, transcription de légendes bretonnes.